Accueil Culture+ Turquie La romancière Asli Erdogan risque la perpétuité

Turquie La romancière Asli Erdogan risque la perpétuité

0

Après l’annonce de sa libération provisoire, la romancière accusée de complicité de terrorisme reste incarcérée et encourt la prison à perpétuité.

Mercredi, un tribunal turc a ordonné la remise en liberté de la romancière Asli Erdogan. Mais aussitôt après, on apprenait par son avocat qu’elle resterait en détention pour « un autre chef d’accusation ». Ce traitement insupportable fait encore monter d’un cran l’indignation que la situation de l’écrivaine turque, mais aussi de la traductrice et auteure Necmiye Alpay, arrêtée en même temps qu’elle en août dernier, a suscité dans l’opinion internationale. La pétition qui a été lancée après son arrestation sur le site change.org a récolté plus de 32 000 signatures et la ministre de la Culture, Audrey Azoulay, a demandé à son alter ego turque la libération de l’écrivaine en qualifiant son maintien en détention « d’intolérable », lors d’un entretien donné à nos confrères de Livres Hebdo.
À Istanbul, le comité de soutien se retrouve les lundis et vendredis devant la prison, mais demeure impuissant. On trouve les livres d’Asli Erdogan en librairie, et des écrivains sont venus les signer en signe de solidarité sur le stand de son éditeur, Everest, à la Foire du livre d’Istanbul, qui a refermé ses portes dimanche dernier. Et cela sous un grand portrait d’elle ainsi légendé : « Elle est en prison mais ses livres sont libres. »
Traduite en français tout d’abord par les éditions de la MEET (Maison des écrivains et traducteurs de Saint-Nazaire) où elle résida en 2009, puis par les éditions Actes Sud dans la collection de Timour Muhidine, Asli Erdogan sera en librairiedébut janvier avec le recueil de ses chroniques parues dans le journal Ozgür Gündem, sous le titre Le silence même n’est plus à toi. C’est justement pour sa collaboration avec ce journal pro-kurde, fermé dès le 16 août, que l’écrivaine a été arrêtée après le coup d’État du 15 juillet, prétexte à toute une série de purges pour le président Recep Tayyip Erdogan, dont on ne sait quand et où elles vont s’arrêter.

La perpétuité requise
Les procureurs ont requis une peine de prison à perpétuité contre neuf collaborateurs du Ozgür Gündem, dont Asli Erdogan et Necmiye Alpay. Ils sont accusés d’être « membres d’une organisation terroriste armée », d’« atteinte à l’unité de l’État et à l’intégrité territoriale du pays » et de « propagande en faveur d’une organisation terroriste », selon l’acte d’accusation préliminaire cité par les médias turcs. Et quand on sait que le président rdogan entend rétablir la peine de mort (qu’il a lui-même abolie…), on peut craindre le pire. On peut ci-dessous relire la lettre que la romancière avait écrite depuis sa prison suite à l’arrestation des journalistes du quotidien, dont le directeur du supplément littéraire Kitap a lui-même rejoint les prisons turques…
Sur les écrans français vient de sortir Abluka (Suspicions), le second film du réalisateur turc Emin Alper : la tragédie qu’il met en scène entre deux frères et un troisième, membre d’un parti terroriste, transpire de la peur qui divise des familles, la solitude des êtres vivant sous la menace de la police, le démon de la dénonciation… L’apparente énergie d’Istanbul cache un ballet d’ombres invisible à l’œil nu dont le cinéaste semble ici donner la musique, terriblement angoissante.

Asli Erdogan, sa lettre de prison :
Chers amis, collègues, journalistes, et membres de la presse, je vous écris cette lettre depuis la prison de Bakırköy, au lendemain de l’opération policière à l’encontre du journal Cumhuriyet, un des journaux les plus anciens et voix des sociaux-démocrates. Actuellement plus de 10 auteurs de ce journal sont en garde à vue. Quatre personnes dont Can Dündar (ex)-rédacteur en chef, sont recherchées par la police. Même moi, je suis sous le choc. Ceci démontre clairement que la Turquie a décidé de ne respecter aucune de ses lois, ni le droit. En ce moment, plus de 130 journalistes sont en prison. C’est un record mondial. En deux mois, 170 journaux, magazines, radios et télés ont été fermés. Notre gouvernement actuel veut monopoliser la “vérité” et la “réalité”, et toute opinion un tant soit peu différente de celle du pouvoir est réprimée avec violence : la violence policière, des jours et des nuits de garde à vue (jusqu’à 30 jours)… Moi, j’ai été arrêtée seulement parce que j’étais une des conseillères d’Özgür Gündem, “journal kurde”. Malgré le fait que les conseillères n’ont aucune responsabilité sur le journal, selon l’article n° 11 de la loi de la presse qui le notifie clairement, je n’ai pas été emmenée encore devant un tribunal qui écoutera mon histoire.
Dans ce procès kafkaïen, Necmiye Alpay, scientifique linguiste de 70 ans, est également arrêtée avec moi, et jugée pour terrorisme. Cette lettre est un appel d’urgence ! La situation est très grave, terrifiante et extrêmement inquiétante. Je suis convaincue que l’existence d’un régime totalitaire en Turquie secouerait inévitablement, d’une façon ou d’une autre, aussi l’Europe entière. L’Europe est actuellement focalisée sur la “crise des réfugiés” et semble ne pas se rendre compte des dangers de la disparition de la démocratie en Turquie. Actuellement, nous – auteurs, journalistes, Kurdes, Alévis, et bien sûr les femmes – payons le prix lourd de la “crise de démocratie”. L’Europe doit prendre ses responsabilités, en revenant vers les valeurs qu’elle avait définies, après des siècles de sang versé, et qui font que “l’Europe est l’Europe” : La démocratie, les droits humains, la liberté d’opinion et d’expression…
Nous avons besoin de votre soutien et de solidarité. Nous vous remercions pour tout ce que vous avez fait pour nous, jusqu’à maintenant.

Cordialement,1.11.2016, Bakırköy Cezaevi, C-9 (traduit du turc par Kedisan).

Article précédentSyrie : L’armée syrienne continue d’avancer à Alep
Article suivantJumelage inter-hôpitaux : Une équipe médicale spécialisée à pied d’œuvre à Ghardaïa