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Mouloud Mammeri : un illustre écrivain qui ne sera jamais oublié pour « sa colline oubliée »

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Mouloud Mammeri est né le 28 décembre 1917 à Taourirt Mimoune (Ath Yenni) en Haute Kabylie. Il fait ses études primaires dans son village natal. En 1928, il part chez son oncle à Rabat (Maroc). Quatre ans après, il revient à Alger et poursuit ses études au Lycée Émir Abdelkader (ex. Lycée Bugeaud). Il part ensuite au Lycée Louis-le-Grand à Paris ayant l’intention de rentrer à l’École normale supérieure. Mobilisé en 1939 et libéré en octobre 1940, Mouloud Mammeri s’inscrit à la Faculté des Lettres d’Alger. Remobilisé en 1942 après le débarquement américain, il participe aux campagnes d’Italie, de France et d’Allemagne. A la fin de la guerre, il prépare à Paris un concours de professorat de Lettres et rentre en Algérie en septembre 1947. Il enseigne à Médéa, puis à Ben Aknoun et publie son premier roman, La Colline oubliée en 1952. Sous la pression des événements, il doit quitter Alger en 1957. De 1957 à 1962, Mouloud Mammeri reste au Maroc et rejoint l’Algérie au lendemain de son indépendance. De 1965 à 1972, il enseigne le berbère à l’université dans le cadre de la section d’ethnologie, la chaire de berbère ayant été supprimée en 1962. Il n’assure des cours dans cette langue qu’au gré des autorisations, animant bénévolement des cours jusqu’en 1973 tandis que certaines matières telles l’ethnologie et l’anthropologie jugées sciences coloniales doivent disparaître des enseignements universitaires. De 1969 à 1980 Mouloud Mammeri dirige le Centre de Recherches Anthropologiques, Préhistoriques et Ethnographiques d’Alger (CRAPE). Il a également un passage éphémère à la tête de la première union nationale des écrivains algériens qu’il abandonne pour discordance de vue sur le rôle de l’écrivain dans la société. Ce long itinéraire scientifique lui a permis de rassembler une somme d’éléments fondamentaux sur la langue et la littérature amazighes. En 1988 Mouloud Mammeri reçoit le titre de docteur honoris causa à la Sorbonne. Mouloud Mammeri meurt le soir du 26 février 1989 des suites d’un accident de voiture, qui eut lieu près de Aïn Defla à son retour d’un colloque d’Oujda (Maroc). Le 27 février, sa dépouille est ramenée à son domicile, rue Sfindja à Alger. Mouloud Mammeri est inhumé, le lendemain, à Taourirt Mimoun. Ses funérailles furent spectaculaires : plus de 200 000 personnes assistèrent à son enterrement.

Présentation de la « colline oubliée »
1939, au cœur des montagnes de Haute Kabylie. Dans un village gouverné par les valeurs et les coutumes ancestrales, les existences se déroulent au rythme des saisons. Mokrane y est né, y a grandi et y vit dans l’alternance des douleurs, des espoirs, des vengeances. Au moment de la guerre, la mobilisation et le départ des hommes engendrent un désarroi confusément ressenti comme une malédiction sur le village. Les habitudes et les mentalités changent, l’ordre colonial commence à ébranler l’harmonie séculaire d’un monde enchanté sentant sa fin prochaine.
De toute façon on ne parlait plus, que de cela, les femmes à la fontaine, sur les routes, les hommes sur la place publique, dans les cafés, les marchés. Pour des raisons diverses et par une étrange inconséquence chez ces hommes et ces femmes qui n’en auraient à subir que les ruines, c’était presque dans l’allégresse qu’on attendait la guerre. Enfin un grand événement, essentiel, puisqu’on y laissait la vie, général, puisqu’il affectait tout le monde, allait briser la monotonie de vivre. Comme si chacun était fatigué de n’attendre chaque jour que ce qu’il avait connu la veille, ils augmentaient encore du poids de leur consentement exprimé ou tacite la course folle vers la solution stupide. Du reste tout les y poussait : le bourrage de crâne de la presse, celui de la radio, des racontars à l’origine soigneusement calculés, la misère.
Cette grande veulerie et cette indigence qui depuis des années s’étaient abattues sur Tasga et tous les autres villages de la montagne allaient peut-être trouver là, leur remède ? Tous en étaient arrivés sinon à la vouloir, du moins à vaguement l’attendre. Depuis longtemps en effet, notre cité souffrait d’une maladie étrange, insaisissable. Elle était partout et nulle part; elle semblait disparaître quelques mois, puis fondait brusquement, terriblement, comme pour rattraper le court moment de répit qu’elle nous avait laissé. On avait essayé tous les remèdes ; rien n’y faisait, d’autant plus que nul ne savait exactement quelle était la cause du mal, quel saint on avait offensé, en quoi les jeunes avaient dépassé la juste mesure ou les vieux fait à l’assemblée des raisonnements faux et pris des décisions injustes. Deux ans de suite toutes les sources avaient tari, et il avait fallu descendre chercher l’eau très bas, dans la vallée. La grêle avait brûlé le blé en herbe ; on avait éteint dans le même été, quatre incendies à quelques jours d’intervalle dans la même forêt d’Ifran.
Les enfants ne se battaient plus; ils s’asseyaient en rond sur la place, comme les vieux, et parlaient d’automobiles ou du prix des denrées, ils ne jouaient pas, comme nous jadis, aux chacals, aux sangliers, aux jeux aventureux qui nous menaient jusqu’à Aourir et plus loin ; il n’était jamais question parmi eux de batailles à coups de pierres ; et les vieux qui nous les interdisaient à cause des blessures et des ravages que les deux camps faisaient dans les champs, finirent par regretter que nulle troupe jamais ne couchât les moissons dans sa course rapide. Il naissait toujours autant d’enfants, mais c’étaient surtout des filles; il y avait aussi beaucoup de morts, mais c’étaient plutôt des garçons qui mouraient.
Un vent maléfique soufflait sur Tasga ; tous les vieux se souvenaient d’être sortis tête nue sous la neige ; il avait suffit à notre cordonnier de rester sous le vent du nord le temps de ferrer son âne : on l’a enterré le lendemain. Un si brave homme, qui vous raccommodait des chaussures pour presque rien. Mais le plus grave n’était pas là, le plus grave, c’était cette tristesse qui suintait des murs ; ces ânes lents qui descendaient la pente de Takoravt, ces bœufs somnolents, ces femmes chargées semblaient s’acquitter sans joie d’une corvée insipide qu’ils avaient tout le temps de finir : il semblait qu’ils avaient devant eux l’éternité, alors ils ne se pressaient pas ; on aurait dit que les hommes et les femmes n’attendaient plus rien, à les voir si indifférents à la joie. Et puis trop de jeunes gens partaient pour la France, où ils allaient gagner de l’argent. La terre ne pouvait pas suffire à tous les besoins. Nos grands-pères avaient deux fois moins de besoins et quatre fois plus de terre que nous. Alors tout le monde partait. Cela avait commencé par les deux fils du cordonnier, après la mort de leur père ; puis Mebarek était parti, Ouali, Ali, puis Idir, mais de celui-ci on ne pouvait rien dire ; ce n’était certainement pas pour travailler qu’il était parti ; et on ne savait même pas s’il reviendrait. Alors les rues vidées des groupes bruyants, brutaux et gais de tous ces jeunes gens partis gagner de l’argent devinrent propres et froides. Les jeunes filles, que personne n’attendait maintenant sur les places, ne cherchaient plus que le nombre exact de cruches qu’il leur fallait, alors qu’autrefois elles repassaient si souvent qu’elles devaient, comme disait Ouali, verser leur eau dans des jarres percées ; encore ne venaient-elles que lentement et sagement et aux fontaines les plus proches, au lieu que jadis, elles riaient et se détournaient et allaient chercher l’eau de l’autre côté du village.
Et les fontaines et les chemins, privés des rires et des jeux des jeunes filles, étaient devenus austères et sereins comme les raisonnements des sages. D’ailleurs il y avait trop de jeunes filles, il y en avait tant que cela devenait inquiétant. On n’en avait jamais tant vu à Tasga, car les jeunes gens ne se mariaient plus. Ils disaient comme les Iroumien qu’il leur fallait d’abord gagner assez d’argent pour deux ; ils croyaient, les impies, que c’est du travail de leurs bras que sortirait la nourriture de leurs enfants ; ils ignoraient que c’est Dieu qui comble et Dieu qui appauvrit. Nos aïeux étaient sages qui se mariaient d’abord, sachant bien que c’est une nécessité naturelle et un devoir envers Dieu et la loi du prophète et qui ensuite tâchaient de pourvoir aux besoins de la maison, car Dieu est clément et miséricordieux. Mais il n’y avait pas que cela. Il y avait aussi que les discussions à la Tajmaït devenaient de plus en plus un long dialogue entre le cheikh et mon père. Il n’y avait plus à Tasga d’orateur qui pût parler longuement et dignement ; les vieux, parce qu’après le cheikh et mon père, ils n’avaient rien à dire, les jeunes parce qu’ils étaient incapables de prononcer en kabyle un discours soutenu ; quand par hasard l’un d’eux prenait la parole, on voyait s’abaisser une à une les têtes barbues et ravagées de tous les vieux assis en ligne sur les dalles du fond; un malaise les parcourait tous, car les discours des jeunes ressemblaient aux conversations des épiciers : ils étaient secs, froids, sans ordre, sans citations, ils ne visaient à rien qu’à la solution d’un petit détail précis, leur grand mot était « lmoufid », le minimum : alors qu’est-ce que l’assemblée pouvait attendre de harangues qui visaient ouvertement au minimum ? C’était comme si Sidi Hand-ou-Malek, le Saint qui veillait depuis près de quatre siècles sur notre village et notre tribu tout entière, s’était désintéressé de nous. Il y avait partout comme un avilissement, une fatigue de vivre, et, n’était le respect dû à leur ancêtre aimé de Dieu, c’était à se demander si aux prières de nos marabouts, la baraka du grand saint ne restait pas muette, comme s’il ne nous aimait plus, sourde comme si elle n’entendait plus nos voix…

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