Maître Miloud Brahimi, éminent avocat et militant des droits de l’Homme, a été invité, hier, à la Radio nationale Chaîne III. Il y est revenu sur l’essentiel des questions juridiques d’actualité qu’il a su décortiquer dans le fond. Que ce soit la détention préventive, la présomption de l’innocence, la réforme de la Justice, ou encore la dépénalisation de l’acte de gestion, Me Brahimi n’a rien laissé au hasard. Pour Me Brahimi, la réforme de la Justice ne peut avancer seule, elle est un problème d’ensemble qui se pose à la société algérienne d’une façon globale. Il a ajouté également qu’une «Justice équitable» repose sur l’État de droit, un Parlement efficient et des institutions fondamentales. Tels étaient les propos de l’avocat, en évoquant la question de la réforme de la Justice. D’aucuns estiment que la réforme de la Justice telle qu’elle a été élaborée par le rapport du professeur Mohand Issad, décédé en février 2011, a été dévoyée et ôtée de son substrat. Cet avis est partagé par nombre d’acteurs, à n’en citer que Farouk Ksentini, président de la Commission nationale consultative de protection et de promotion des droits de l’Homme (CNCPPDH). S’il soutient le même avis, Me Brahimi pense que le rapport Issad a été «ignoré» et non pas «dévoyé». Pour lui, il est impératif de consacrer l’indépendance de la Justice, «oui, mais de quelle indépendance parle-t-on?», s’est-il interrogé. «On se gargarise à parler de cette indépendance, mais par rapport à qui et à quoi ?, a-t-il ajouté, avant d’estimer que l’amélioration du fonctionnement de la Justice passe par celle de toutes les autres institutions du pays. Certes, a-t-il souligné, la Justice est un département important dans un pays, mais il fait partie d’un système institutionnel qu’il faudra réformer dans son ensemble, afin d’aller dans la bonne direction. Dans les faits, cette amélioration doit être focalisée sur la manière avec laquelle les prévenus sont jugés, a-t-il expliqué pour faire allusion aux «tares» enregistrées dans les jugements rendus dans bon nombre de procès importants auxquels il était notamment associé.
«Les magistrats ont besoin de formation»
En parlant d’«erreurs» de jugements, pour Me Brahimi, la panacée réside dans la formation des magistrats, auxquels l’on doit donner des cours de sensibilisation pour leur inculquer, selon lui, «combien il est important de mettre en avant la liberté individuelle des personnes et le respect du principe des droits de l’Homme», a-t-il suggéré. Pétri de compétences et d’une expérience professionnelle irréprochables, Me Brahimi a fait allusion aux affaires de corruption ayant marqué l’actualité judiciaire nationale. Le dernier en date, fut celui de l’autoroute Est-Ouest et le plus récent est celui en cours, notamment l’affaire de Khalifa Bank. En effet, pour rappeler les chefs d’inculpation reprochés aux prévenus, pour lui, parler de la «dilapidation» des libertés individuelles est infiniment plus préjudiciable à la société algérienne que la «dilapidation des deniers publics», a-t-il estimé. «Ce dernier va et revient, mais pas les libertés individuelles qui, quand on les perd, ne reviennent jamais. Il faut se mettre dans un état d’esprit d’un pays qui regarde vers l’avant, pas en arrière. Il ne suffit pas de créer des lois, il faut savoir aussi les appliquer, c’est avant tout un état d’esprit», a encore dit Me Brahimi.
«Non-respect» de la présemption d’innocence
La Constitution stipule que toute personne est présumée innocente jusqu’à l’établissement de sa culpabilité. Or, en Algérie, le principe de «la présemption d’innocence est devenu une présemption de culpabilité», c’est ce que d’ailleurs qualifie Brahimi «de textes excellents» et que le principe de la détention préventive est consacré et qu’il n’y a aucune raison de les changer. Cependant, pour lui, toute la problématique réside dans l’application de la loi qui fait défaut jusque-là, a-t-il avancé. «Elle n’a rien à voir ni avec la loi, ni avec son esprit», a-t-il indiqué. Pour lui, la loi dit une chose et son application va à contre sens. Il explique encore que les personnes sont considérées coupables jusqu’à ce qu’on prouve qu’elles sont innocentes, ce qui est contraire aux textes. «On en est là, malheureusement!», a-t-il regretté et de qualifier encore la détention préventive est devenue une véritable «condamnation préventive». En effet, interrogée par son hôte à la Radio nationale Chaîne III, Souheila El-Hachemin, Me Brahimi dira: «que l’ordonnance de prise de corps soit supprimée, c’est une procédure barbare héritée du Droit français. Les Français l’ont supprimée en 2004, mais pas nous». En effet, la prise de corps est liée à la détention de l’accusé. Elle consiste à détenir une personne en liberté provisoire à la veille de son jugement par le tribunal criminel, car la procédure de la comparution criminelle se fait sur la personne détenue, et non pas en liberté, «ce qui est grave en soi, et porte de graves conséquences. S’agissant de la condamnation de la personne, avant, lorsque la Cour suprême prononce la libération du détenu, elle le remettait en liberté, or cela ne se fait plus maintenant, il faut supprimer le principe de prise de corps qui est une mesure barbare, c’est scandaleux pour le pays et l’État de droit», a clamé l’orateur. Pour le même avocat, la détention préventive empêche la «manifestation de la vérité et le fonctionnement de la Justice». Car, a-t-il étayé ses dires, il y a des personnes détenues pendant des années avant même qu’elles ne soient jugées ou que le dossier d’instruction ne soit élaboré, alors qu’il est plus simple de laisser les présumés en liberté pour préserver le principe des droits de l’Homme, le temps notamment de suivre l’instruction judiciaire jusqu’à son terme, a-t-il expliqué. Me Brahimi rappelle, en exemple, l’affaire «Sider» ou l’une des personnes prévenues, une femme, est décédée après avoir été poursuivie. Il a aussi donné, comme exemple, l’affaire «Cosider», dont les prévenus ont été acquittés après une détention provisoire de 4 ans. Pour Brahimi, même si les personnes ont été dédommagées sur le plan matériel, il n’en demeure pas moins que cette réparation ne pourrait remplacer les années de libertés perdues. «À un moment, on parle tellement de dilapidation de deniers publics, moi, je parle de dilapidation des libertés des citoyens algériens», a-t-il estimé pour récuser cet état de fait.
Pour une abrogation du délit de gestion
Les gestionnaires des entreprises publiques ont longtemps dénoncé le fait qu’ils soient susceptibles d’être poursuivis pour tout acte de gestion «douteux». Cet état de fait porte atteinte à la vie des personnes et qu’il freine le développement économique du pays. Sur cette question qui a fait couler beaucoup d’encre après la fameuse «opération mains propres».
En effet, en 1995, des milliers de chefs d’entreprises du secteur public ont été mis sous-détention préventive, et parmi eux des personnes ayant été avérées, plus tard, innocentes, et d’autres encore n’ont été jugées que des années après leur emprisonnement. En effet, au nom de la «moralisation de la vie publique», ils étaient plus de 6 000 cadres de l’économie nationale, quand bien même nombre d’entre eux ont eu «gain de cause» après que la Justice leur a signifié un «non-lieu», relatif à l’affaire pour laquelle ont été détenus. Là encore, Miloud Brahimi a réitéré qu’il avait toujours plaidé pour l’annulation du délit relatif à l’acte de gestion. «Nous l’avons dit et nous le répétons toujours, malheureusement, nous ne sommes pas écoutés», a-t-il indiqué. «Bouteflika a appelé solennellement en février 2011 à la dépénalisation de l’acte de gestion. Malheureusement, il en est résulté qu’en août 2011 une loi ridicule, ayant complètement passé à côté, a été promulguée sous prétexte de légiférer ce principe, mais qui n’a fait que botter en touche la décision prise par le chef de l’État, dont l’objectif est de ne pas dépénaliser justement l’acte de gestion», a affirmé Brahimi, tout en disant assumer la responsabilité de ses propos. L’avocat considère même que la commission de suivi installée auprès du ministère de la Justice, et qui a été chargée par Bouteflika d’abroger cette loi, ne fait pas son travail et qu’elle n’est là que pour «éluder la dépénalisation, dont il est question». Miloud Brahimi a révélé avoir évoqué la question au cours d’un entretien qu’il a eu avec Abderrahmane Benkhelfa, fraîchement élu ministre des Finances, qui était, selon lui, «sensible à la question», pour ne pas dire favorable à une dépénalisation de l’acte de gestion. Brahimi estime que le sort de l’économie nationale ne doit pas être mis entre les mains de la Justice, ce qui est le cas actuellement, a-t-il avancé. «Confier le soin de contrôle de la gestion économique au juge équivaut à lui donner l’économie nationale, qu’il en soit ainsi, et qu’on n’en parle plus, tant qu’on en est là», a-t-il regretté.
Erreurs des juges
L’invité de la Rédaction a passé sous scanner le système judiciaire algérien, en poussant son analyse jusqu’à relever une politique de «deux poids deux mesures». En effet, pour lui, la Justice jouit du droit à l’erreur où le juge «peut» se tromper, lequel principe n’est pas applicable pour le prévenu. Brahimi ne fait pas uniquement dans le constat. Il n’a pas manqué d’apporter des preuves en appui à ses propos. À ce titre, il a expliqué que la procédure permet de faire appel ou d’introduire un renvoi de cassation pour contrer la décision du juge, a-t-il ainsi fait valoir son propos. La Robe noire algérienne s’offusque, ainsi, sur le fait qu’un juge qui a tant le droit de se tromper ne reconnaît pas à l’opérateur économique le même droit. Brahimi porte une accusation virulente à l’endroit des magistrats, en déclarant qu’ils n’ont aucune compétence en matière de gestion économique, alors qu’on leur confie de statuer sur la liberté individuelle des gestionnaires, sous prétexte qu’ils auraient mal géré quelque part, a-t-il ajouté.
En retraçant la genèse de la naissance du délit de l’acte de gestion dans la législation algérienne, Brahimi a rappelé que la notion de «mauvaise gestion» a été introduite dans le Code pénal en 1975, puis abrogée en 1990, avant qu’elle ne soit rétablie aujourd’hui, a-t-il affirmé, pour, semble-t-il, exprimer la nature «volatile» de cette loi. Interrogé à proposer une solution, Brahimi répond sans ambiguïté: «Qu’on arrête d’amuser la galerie avec les commissions. Il y a deux à trois textes à revoir dans la présente loi», a-t-il assuré, précisant qu’il s’agit de l’article 29 de la loi 06-01 à réformer et les articles 26 et 119-bis à supprimer. En évoquant la question de la corruption, et comme pour qualifier son étendue, Miloud Brahimi a ressassé les fameuses citations qui lui sont siennes. «J’ai dit que la corruption est un sport national en Algérie» et d’ajouter -pour qualifier le rang élevé de responsabilité qu’elle a fini par toucher- est «un sport national d’élites». L’avocat de Souheil El-Hachemi a tenu à préciser qu’il ne protège pas les corrompus et la corruption, et que le phénomène n’est pas le propre de l’Algérie, mais de celui de l’Homme. Me Brahimi a considéré que l’arsenal juridique inhérent à la lutte contre la corruption est tellement difficile à lire que des personnes innocentes ont été condamnées à la prison. «Qu’on soit très sévère avec les corrupteurs et les corrompus, et qu’on s’arrête à cela», a-t-il préconisé.
Farid Guellil