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Bettina Heinen Ayech : L’aquarelliste tombée follement amoureuse de Guelma

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Bettina, née Heinen, épouse Ayech, est partie pour l’éternité le 9 juin passé, en Allemagne. Née le 3 septembre 1937 à Solingen, l’artiste est issue d’une famille d’intellectuels et d’artistes. Son père était philologue et journaliste.

Très jeune, Bettina a reçu sa première éducation artistique du peintre Erwin Bowien, un ami de la famille. Elle fait des études dans plusieurs écoles et académies des beaux-arts à Munich, puis Copenhague chez le peintre Paul Soerensen. Elle voyage dans plusieurs pays dont l’Égypte puis s’installe à Paris et, en 1963, elle rencontre Hamid Ayech qu’elle épouse et avec qui elle vient vivre en Algérie l’année même. Bettina a organisé plusieurs expositions personnelles en Allemagne et en Algérie surtout et ses œuvres sont visibles au Musée National des Beaux-Arts d’Alger. Deux ouvrages importants lui ont été consacrés, le premier par E. Fallet Van Castelberg, RFA, et le second, par Ali El Hadj Tahar et Hans Karl Pesch, 1983, RFA.
Sur une route de campagne, Bettina roule dans ce qu’elle appelle sa « Mercedes » et qui n’est qu’une vieille R4 rouge qui a ahané sur tant et tant de chemins et de pistes. Elle admire le paysage plus qu’elle ne prête attention aux nids-de-poule qu’elle connaît un par un. En même temps, elle siffle : un air de Strauss, je crois. Car elle est heureuse de revenir à ses « endroits de rêve ». Un tracteur vert laisse le passage à la dame, galanterie paysanne oblige, puis c’est la même courtoisie qui se répète lorsqu’une gigantesque moissonneuse-batteuse s’incline devant la petite Renault conduite par la petite dame blonde.
Une glaneuse qui s’en va aux champs ramasser quelques épis ? Pas en « Mercedes », pardi ! Une ouvrière agricole comme on en a vu à la télé ? Pas du tout, car la dame dont on parle ne sait même pas comment tenir une binette, pour ne pas dire une faucille ou un sécateur. Elle a presque toute sa vie fréquenté les champs, mais en agriculture elle est nulle. Pourtant les plantes, toutes sortes de plantes, y compris celles honnies par les paysans, elle les cultive mieux que quiconque. Elle les a semées et plantées tant et tant de fois dans ses champs où chantent les mêmes chants de la nature en fête mais qui ne sont pas des champs. Elle gare sa « Mercedes » sous un olivier, au bord de la route, car il fait chaud et sort son attirail : un tabouret, une table pliante qu’elle installe face à la Mahouna, sa boîte d’aquarelle, ses pinceaux, un petit godet plein d’eau et la voilà à l’œuvre, Bettina. La voilà à l’œuvre face aux mêmes paysages de Guelma qu’elle a peints et dessinés des milliers de fois depuis qu’elle est en Algérie, soit depuis 1963, année où sa rencontre avec Hamid Ayech en France s’est aussitôt transformée en mariage puis en passion pour une terre étrangère. Cette passion se manifeste encore dans le choix presque exclusif de l’Algérie et plus précisément de Guelma comme thème de la peinture de Bettina.
Les paysans sèment ou moissonnent, Bettina peint. Ils rentrent leur foin ou font paître leurs chèvres et leurs moutons, elle peint. Ils labourent leurs arpents ou taillent les arbres, elle est toujours là, au milieu des champs, à toutes les saisons, qu’il fasse froid ou qu’il fasse chaud, que la nature soit en fête comme il sied à son printemps ou qu’elle soit un peu triste malgré tous ces bleus, ces verts émeraude et ces ocres qui ne sont pourtant que plus beaux en hiver.
Bettina connaît tous les désagréments du travail en plein air : les moustiques et les mouches, le froid et l’orage subit qui vous trempe jusqu’à l’os, la poussière et la boue et bien sûr les flèches torrides du soleil de juillet et d’août. Mais elle a tellement peint sous les ramures ou en plein milieu des champs découverts qu’elle est rodée, autant que sa « Mercedes ». Trente-six hivers et trente-six étés, trente-six printemps et trente-six automnes durant, Bettina a peint les mêmes paysages et jamais elle n’en a éprouvé de lassitude. Voire, n’avoir pu peindre dehors durant quelques années de terrorisme a été très frustrant pour elle.
Lors de ses voyages, deux ou trois fois par an, Bettina peint certes des paysages du Sud algérien ou d’Allemagne, mais elle ne peut s’imaginer un jour être coupée définitivement des coteaux et des collines de Guelma ou de ce mont, la Mahouna, au profil pourtant banal. Elle a peint ce mont plus de cent fois, par temps couvert ou par beau temps, et il en est de même de plusieurs sites champêtres de la région abrutis sous la canicule ou regorgeant de chlorophylle. Aucun flanc de colline, aucun thalweg de cette topographie accidentée n’a pour elle de secret. Aucun arbre, aucune plante non plus. À notre connaissance, dans toute l’histoire de l’art, depuis des siècles, aucun autre peintre ne s’est attelé des années durant à peindre une même région avec, de plus, un plaisir constamment renouvelé. Comme Van Gogh qui a fait des paysages si variés de la région d’Arles qu’on n’a pas l’impression qu’il s’agit de la même région, et comme Claude Monet qui s’est évertué à diversifier un même site, notamment dans sa série des meules de foin et sa Cathédrale de Rouen. Mais Van Gogh et Monet aimaient la variété dans les paysages alors que Bettina ne trouve jamais ennuyeux de revenir sur le même motif car il lui suffit d’aller sur une autre colline pour avoir un paysage différent… avec toujours ces éternels oliviers qui ponctuent le décor de taches verdâtres et le rendent plus paisible ou plus tourmenté, selon les jours et les saisons.

L’Algérie dans le sang
Bettina est issue d’une famille de lettrés sensibles à toutes les expressions artistiques. Son père, Hans Heinen, était philologue, journaliste et surtout poète lyrique. Sa mère, Erna Heinen-Stenhoff, était une femme très cultivée. À l’âge de 12 ans, Bettina avait déjà décidé de devenir artiste peintre, guidée par le peintre Erwin Bowien (1899-1972) qui lui donna sa première initiation artistique. Après ses études secondaires, elle fréquente diverses écoles et académies des beaux-arts, à Cologne, à Munich, ensuite à Copenhague. La peinture de jeunesse de Bettina révèle un talent fougueux et lorsqu’en 1962 elle découvre l’Égypte, c’est l’émerveillement. La lumière crue et chaude d’un Orient mythique a été la première source d’éblouissement sur une artiste qui cherchait à mettre son art en harmonie avec son âme. En Algérie, Hamid Ayech ne manquera jamais de protéger l’activité artistique de son épouse et ce, en dépit des traditions fortes dans une ville comme Guelma surtout en ces années 60-70. Une jeune épouse, étrangère de surcroît, qui va sur le motif au beau milieu des champs et seule par-dessus le marché ! Après trente-six années de vie commune, son mari et père de ses enfants, pour employer une expression algérienne, respecte toujours sa liberté d’artiste. Voire sans lui, Guelma n’aurait jamais été immortalisée en peinture. « C’est grâce à Hamid et à travers lui que j’ai pu rapprocher mon âme allemande de cette sensibilité algérienne. De nature, je suis une bougie qui brûle par les deux bouts. J’aime intensément. Je suis également très curieuse et j’ai été vite adoptée par la famille de Hamid. Je suis sûre que l’être humain se développe, s’émancipe mieux dans un mariage mixte. D’ailleurs, dans l’avenir, je ne sais pas quand, toutes les races vont se mélanger. Toutes les religions et toutes les cultures vont également se fondre les unes en les autres. J’en suis certaine, l’humanité va rejeter toutes les différences qui créent des frontières et des barrières entre les hommes », me disait Bettina en 1999.
Peindre l’âme d’un paysageDes paysages de printemps avec de la chlorophylle à perte de vue, des plantes de toutes sortes s’étalant sur les collines parsemées de fleurs bigarrées : coquelicots, iris, silènes, molènes, genêts, chardons, bourraches, glaïeuls, lauriers-roses, pensées, férules, pallenis et autres. Telle est surtout la peinture de Bettina. Les paysages d’été sont également présents avec des coteaux tapissés de moissons d’or ou de chaumes qui se calcinent sous un soleil de plomb, avec des terres ocre et rouges. Voilà aussi des paysages d’hiver avec un ciel bas et des terres grasses couleur d’émeraude épousant des coteaux bleus qui, à l’horizon, deviennent mauves. Cette peinture aime toutes les saisons, avec l’automne en prime où la même terre devenue méconnaissable se pare d’arbres roux aux ombres violettes, où les mêmes collines se maquillent de toutes les couleurs comme s’il s’agissait de la palette d’un dieu divinement inspiré.
Bettina compte parmi une minorité d’artistes restés fidèles à la peinture figurative et au paysage de plein air, un genre et une technique où ne réussissent désormais que les peintres ayant beaucoup d’atouts parce que ceux du XXe siècle, de Van Gogh à Monet en passant par Cézanne, Manet et Pissaro, les ont presque épuisés. Bettina possède les atouts de ces maîtres et pense qu’il est encore possible de continuer dans leur voie en faisant, bien sûr, un art qui lui est propre. Un paysage parle à l’âme humaine. Et si Bettina peint la nature, c’est parce que la nature est pour elle un lieu de communion avec le cosmos tout entier, avec « le monde entier des choses » ― pour reprendre un vers de Saint John Perse ―, qu’elles soient inertes ou vivantes. Dans un paysage, les choses s’offrent dans leur splendeur et dans leur éternité. La nature se renouvelle continuellement, toujours identique et jamais la même ; et c’est cette constance et cette métamorphose que Bettina s’entête depuis des décennies, dans les mêmes endroits, à capter, à faire ressentir. Les cycles de la naissance, de la vie puis de la mort, suivis de la renaissance, de la germination et de la floraison sont les thèmes fondamentaux de cette peinture qui, dans le monde des apparences, celui des paysages en l’occurrence, trouve ses fondements philosophiques et métaphysiques les plus profonds.
Car Bettina peint d’abord son sentiment devant cette nature grandiose dont, en toute modestie et humilité, elle tente de capter les vibrations ou plutôt les états d’âme, faudrait-il dire, car l’artiste perçoit, ressent cette nature comme si elle était un être vivant. On ne peut peindre un paysage ou une nature morte sans « force d’amour », me dit-elle. Les tons chatoyants et lumineux de sa palette font que chacune de ses aquarelles est un hymne à la nature ; une nature impétueuse avec ses vallées et ses monts inondés de soleil, avec ses oliviers et ses coquelicots dont les roses et les rouges chantent et dansent au milieu des verts et des bleus d’une contrée en liesse ; une contrée où, reprenant le dessus, le côté sauvage impose des paysages tourmentés comme au premier jour de la création. Aujourd’hui, c’est cette beauté sauvage de la nature avec ses ardentes fleurs des champs, chardons et lauriers-roses, férules et échinops, orphys et bellardies, qui explose impétueusement dans l’œuvre d’une artiste qui est arrivée à une connaissance intime de la terre où elle vit près de 60 ans. Et si peindre les choses visibles est son langage, peindre l’Algérie est sa raison d’être, car c’est là que l’artiste a trouvé une nature équivalente à son caractère fougueux et exubérant, à son tempérament qui vibre avec cette force, cette énergie et cette beauté crue qui se dégagent des paysages de ce pays. Et l’Algérie, cette terre des contrastes par excellence, cette terre où pourtant des dizaines de peintres occidentaux ont peint, Bettina en saisit les vibrations les plus intimes. Elle en saisit également la force et le cri, la quintessence même dans ces notes stridentes de rouges et de jaunes qui se mêlent aux autres tons purs, ces bleus et ces verts que l’on entend vibrer au milieu de toute cette chlorophylle.
L’âme de ce pays du soleil, l’âme de ces paysages mouvants et chaque jour nouveaux, l’âme de ces collines tourmentées sous le soleil le plus chaud, l’âme d’un bouquet aux senteurs sauvages où le coquelicot et le chardon sont des fleurs suzeraines, vibre dans la peinture de Bettina qui n’a pas manqué, non plus, de peindre des villes, Guelma en premier lieu, bien sûr, mais aussi des paysages urbains du sud, ainsi que des portraits, nombreux d’adultes et d’enfants, qui la rattachent aussi à ce peuple et à sa terre.
A. E. T.

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