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DR. FARID FLICI *, CHERCHEUR AU CREAD, À PROPOS DU RGPH 2022 : « Les résultats pourraient être utilisés pour identifier les unités territoriales à prioriser en matière de programmes sociaux »

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Docteur Farid Flici, chercheur au Centre de recherche en économie appliquée pour le Développement (Cread), aborde, dans cet entretien qu’il nous a accordé, le 6e Recensement général de la population et de l’habitat, opéré du 25 septembre au 16 octobre.

Le Courrier d’Algérie : Le RGPH 2022 a été opéré récemment. En votre qualité de docteur en statistique et chercheur dans le domaine des études de population, vous êtes bien placé pour nous éclairer sur le sujet. Pour commencer, quels sont les objectifs d’une telle opération ?
Farid Flici : En plus du dénombrement de la population résidente, le recensement général de la population et de l’habitat a pour objectif de collecter des données sur (1) la structure par âge et sexe de la population et sa répartition territoriale (2) les caractéristiques socio-démographiques de la population par rapport à l’éducation, l’emploi, l’aptitude physique etc. et (3) les caractéristiques de l’habitation occupée par les ménages.

-L’opération a été réalisée par des outils technologiques et informatiques, ce qui est une première en Algérie. Les données pourraient-elles être mises à jour, ou devra-t-on attendre encore 10 ans pour réaliser une autre opération ?
-Le RGPH 2022 a été marqué par l’introduction des tablettes électroniques en remplacement du questionnaire papier. Cela a pour objectif de (1) réduire le temps d’exécution de l’opération du fait que les recenseurs transcrivent les informations collectées auprès des ménages directement sur la tablette permettant ainsi aux superviseurs de vérifier/ valider les réponses en temps réel, et (2) réduire les erreurs de transcription. Les tablettes ont été déjà utilisées pour la réalisation de l’Enquête par Grappes à Indicateurs Multiples (MICS 6) menée par le ministère de la Santé fin 2018 et début 2019. En me basant sur mon expérience avec les données de l’enquête MICS, j’ai pu constater qu’il y a eu une amélioration par rapport aux éditions antérieures (MICS 4 de 2012-2013 et MICS 3 de 2006). Quant au RGPH 2022, et d’après les déclarations des responsables de l’opération, l’utilisation des tablettes a été perturbée par quelques problèmes techniques. Au stade actuel, il est un peu tôt pour pouvoir se prononcer sur l’impact de l’introduction des tablettes sur la qualité des données collectées lors de ce recensement. Là aussi, il convient de signaler que l’introduction des tablettes ne conduit pas nécessairement à réduire l’intervalle intercensal. Les recensements se tiennent généralement chaque 10 ans comme recommandé par la Direction Population des Nations unies (États-Unies, Europe de l’Ouest, Tunisie, Égypte, Arabie saoudite etc…). Le coût élevé d’une telle opération agit de sorte à ne pas pouvoir la tenir plus fréquemment notamment dans le contexte des pays en voie de développement. Très peu de pays font des recensements tous les cinq ans (Canada, Australie, Japon, Qatar). Dans certaines circonstances, l’intervalle intercensal peut dépasser de loin les 10 années (Azerbaïdjan: le dernier recensement date de 2009. Argentine: 2010-2022. Belgique: le dernier date de 2011. Bulgarie: 1975-2001. Burkina Faso : 2006-2019. Cameroun: le dernier date de 2005. Côte d’ivoire: 1998-2014. Nigeria: le dernier date de 2006. Russie: 1989-2002 etc.) Le coût élevé, l’instabilité politique, les restructurations géopolitiques et les crises sanitaires sont des facteurs qui peuvent rendre difficile de respecter une périodicité de 10 ans et l’introduction des tablettes ne règle pas tous les problèmes. Il est nécessaire d’investir d’avantages dans la relation entre les institutions chargées des statistiques dans le pays et la population. Tout comme les plateformes dédiées à la sécurité sociale, la poste, l’état civil parmi d’autres, les pays développés disposent bien de plateformes dédiées aux recensement de la population où le chef de ménage a la possibilité de se connecter avec ses identifiants et répondre au questionnaire du recensement. Dans un tel contexte, le défi consiste à recenser la population ne pouvant pas, pour une raison ou pour une autre, renseigner le questionnaire du recensement en ligne. D’autres options existent telles que l’envoi du questionnaire dûment rempli par e-mail ou par voie postale (version papier). Le passage des agents recenseurs pour interviewer les chefs des ménages en face-à-face est une solution de dernier ressort. Dans certains cas, les agents recenseur peuvent demander aux voisins de fournir des informations (même approximatives) sur les ménages non retrouvés. L’Allemagne, les États-Unis, l’Afrique du Sud à titre d’exemple suivent de tels procédés.

-Peut-on se permettre des marges d’erreur ? Par exemple, dans le cas où, et par mauvaise foi, des ménages fourniraient de « fausses» déclarations …
-Certes, la qualité des données statistiques issues des recensements ou des sondages auprès de la population reste tributaire de l’exactitude des déclarations des personnes interviewées, la rigueur des agents recenseurs, la qualité du questionnaire lui-même etc. Aussi, la sensibilisation de la population sur la nécessité du recensement et ses finalités pourrait améliorer l’engagement de la population. Malgré les multiples sorties médiatiques du premier responsable de l’Office national des statistiques, la campagne d’information et de sensibilisation de la population n’a pas pu toucher les différentes couches de la population. La population devrait comprendre c’est quoi un recensement, à quoi vont servir les informations collectées, comment ça se passe etc. En l’absence d’une image claire, les personnes interviewées pourraient ne pas répondre correctement sur certaines questions, soit par négligence, soit par méfiance, soit par malveillance. À titre d’exemple, certains chefs de ménages qui craignent que les réponses fournies soient transmises aux services d’impôts ou qui ne font pas parfaitement la distinction entre les agents recenseurs (dans le cadre du RGPH) et les commissions des aides sociales auront tendance à sous-déclarer leurs biens (logement secondaire, voitures, etc.) et agiront de sorte à donner une image plus détériorée sur leur situation économique. Quelles que soient les causes, les fausses déclarations nuisent à la qualité des données recueillies. L’amélioration de la qualité des données statistiques reposent sur la collaboration des deux parties: l’institution chargée du recensement et la population. Toutefois, une fois qu’un recensement est bouclé, une enquête-qualité est effectuée par un deuxième passage à un échantillon des ménages déjà interviewés. Cela permettra d’avoir une idée sur la qualité des données du recensement et de procéder à des corrections et ajustements.

-Une banque de données étant constituée. Qu’en est-il de l’interprétation des chiffres ? Une mission de spécialistes ? Si c’est le cas, le CREAD, par exemple, est-il appelé à contribuer ?
-Les données individuelles seront hébergées au niveau de l’Office national des statistiques qui procède au traitement initial de la base de données (anonymisation des données, estimation des données manquantes, détection d’incohérences etc.) Ensuite, les données agrégées vont être publiées ultérieurement suivies de quelques rapports d’analyse par thématique. Ces données (abrégées) ainsi que les différents rapports seront distribués aux secteurs utilisateurs. C’est à ce titre que le CREAD reçoit les données.

– On le sait, les pouvoirs publics visent à récolter des données socio-économiques pour la prise de décision. À quoi serviront concrètement ces statistiques ?
-Quant à l’utilisation finale des outputs du recensement, je vais essayer de vous en donner quelques exemples. Le recensement permet de reconstituer la population résidente et sa structure par rapport à plusieurs dimensions. Sur la base d’un ensemble d’informations comme le type du logement, les bien et actifs à disposition du ménage (nature du logement habité, disposition d’un logement secondaire, disposition d’un véhicule), les équipements dont dispose le logement (réfrigérateur, téléviseur, climatiseur, machine à laver, cuisinière, etc.), sa connexion aux différent réseaux de services publics (électricité, gaz, eau, assainissement, téléphone fixe, internet), il est possible de classer les ménages et les unités territoriales (district, village, commune, wilaya et espaces de programmation territoriale EPT) sur une échelle de richesse (de la plus pauvre à la plus riche). À titre d’exemple, un ménage habitant un logement dont il est propriétaire est mieux classé (sur l’échelle de richesse) qu’un ménage occupant un appartement loué, un ménage disposant de 5 voitures est mieux classé qu’un ménage n’en disposant d’aucune, un ménage ayant accès au gaz de ville est mieux classé qu’un ménage cuisinant au feu de bois etc. Des techniques de classification statistique sont utilisées pour le classement des ménages et unités territoriales en se basant sur une multitude de critères et d’indicateurs hétérogènes. Une telle information est utilisée pour concevoir les politiques de développement local de sorte à cibler les régions les plus détériorées. Toutefois, la conception des politiques socio-économiques (logement, emploi, éducation, santé etc.) nécessite un ensemble d’enquêtes spécifiques. Par souci de minimisation des coûts et du temps d’exécution, ces enquêtes sont effectuées sur des échantillons réduits, mais qui doivent être représentatifs de la population globale. La qualité des données issues des enquêtes spécifiques repose sur la représentativité de l’échantillon enquêté, qui repose à son tour sur la connaissance de la population globale. Là, le recensement général de la population permet de consolider notre connaissance de la population résidente, ce qui permet de tirer des échantillons représentatifs et d’avoir des conclusions extrapolables. Cela permet de réduire le coût et le temps d’exécution des enquêtes spécifiques sans pour autant réduire la qualité des estimations fournies à propos des phénomènes étudiés. Beaucoup d’autres exemples existent, qu’on ne peut malheureusement pas détailler ici.

– On pense particulièrement au projet de ciblage des subventions …
-Oui pour le cas du ciblage territorial et non pour ce qui est du ciblage individualisé. L’orientation des politiques de ciblage repose sur (1) la définition des critères de vulnérabilité et (2) le recensement des personnes éligibles. Le recensement général de la population n’est pas censé servir de telles fins. Par contre, les résultats du recensement peuvent être utilisés pour cibler les régions (unités territoriales) les plus détériorées.

-Pour finir, les hautes autorités du pays, à travers les réformes opérées dans le domaine, cherchent à asseoir une nouvelle gouvernance basée sur la statistique … Qu’en pensez-vous ?
-Oui. Des efforts ont été consentis ces dernières années afin de promouvoir le rôle du Système National Statistique comme outil d’aide à la décision, sauf qu’un long chemin reste à parcourir avant d’atteindre les objectifs qui ont été fixés. La prise de décision est un processus très complexe qui doit être fondé sur des études préalables permettant une meilleure compréhension de la situation que l’on vise à améliorer par la décision à prendre. La réalisation des études préalablement à la prise de décision requiert que les données (de différents types: données d’enquêtes, données administratives etc.) doivent être disponibles, accessibles par les utilisateurs (les organismes d’aide à la décision), suffisamment détaillées et dans un format facilement exploitable. Le processus de production de données statistiques devrait être rénové de sorte à réduire le coût de production des statistiques et d’améliorer leur qualité. Aussi, les outils utilisés pour le traitement et l’analyse des données devraient être revus. Simplement, la “statistique” classique devrait être remplacée par la “Data Science” et le statisticien devrait être formé pour passer à un “Data Scientist” ou “Data Analyst”. La Data Science met l’informatique (Computer Science) au service de la statistique. Elle permet l’automatisation, (ou semi automatisation) du processus de collecte, de traitement, et l’analyse des données, et permet ainsi de réduire le temps et le coût d’exécution et d’améliorer la quantité et la qualité de la production statistique. En Algérie, notamment en ce qui concerne les administrations publiques, on accuse un petit retard par rapport à l’adoption de cette nouvelle approche. Beaucoup de travail a été réalisé au sein de certains secteurs (emploi et sécurité sociale par exemple) mais ça reste toujours insuffisant. De l’autre côté, le catalogue de la formation universitaire en la matière doit accompagner ce plan de développement du rôle de la statistique dans la prise de décision publique. C’est uniquement cette année que des spécialités comme la Data Science et Études de la population ont été introduites comme des spécialités au niveau de l’Ecole Nationale de la Statistique et de l’Économie Appliquée (ENSSEA). Grosso modo, beaucoup de travail reste à faire, mais le plus important est que les premiers pas ont été faits.
Entretien réalisé par Farid Guellil

(*) Statisticien-Actuaire de formation, il est Chercheur au CREAD, Directeur de la Division de Développement Humain et Économie Sociale et ex-responsable de l’Équipe Etudes de Population. Il est expert auprès du Comité National de la Population dépendant du Ministère de la Santé. Farid FLICI s’intéresse à l’étude de la longévité, le vieillissement de la population, la transition démographique et épidémiologique, et la viabilité des systèmes de retraite qui ont fait l’objet de plusieurs publications scientifiques. Ces travaux sont accessibles sur sa page perso: https://farid-flici.github.io

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