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Mémoire : Mohamed Khadda, le fils de non-voyant devenu semeur de signes

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Né le 14 mars 1930 à Mostaganem, Mohamed Khadda est décédé le 4 mai 1991 à Alger où il vivait et travaillait. Il entre à l’école en 1937 et la quitte en 1939, à cause de la pauvreté extrême de son père, un non-voyant. Mohamed est l’aîné de cinq enfants, dont deux sont morts en bas âge. En 1942, alors que la famille est dans la misère totale, il doit quitter l’école pour aller travailler, d’abord comme plongeur dans un bistrot pendant neuf années avant de trouver un emploi dans une imprimerie.

Par Ali El Hadj Tahar
En 1944, il commence à dessiner, puis à peindre en 1947. Natif de la même ville qu’Abdellah Benanteur, il se lie d’amitié avec lui et, ensemble, ils se rendent à Paris en 1953. Khadda trouve un emploi de typographe dans une imprimerie et, le soir, il prend des cours à l’Académie de la Grande Chaumière, à Montparnasse. Il fréquente le cercle des Algériens dont fait partie Kateb Yacine et adhère au Parti communiste. Il participe à des expositions collectives et des salons, notamment au Salon des Réalités nouvelles en 1955, 1957 et 1958. Ses premières peintures non figuratives datent de 1954 et sont marquées par l’influence de certains abstraits de l’École de Paris comme Estève et Manessier. Le Marocain Cherkaoui et le Constantinois Jean-Michel Atlan travaillent déjà sur le signe maghrébin : Khadda suit cette voie pour exprimer son Moi individuel et ses racines dans un langage moderne. Il organise sa première exposition personnelle en 1961 puis rentre en Algérie en 1963 et participe à la fondation, en 1964, de l’Union Nationale des Arts Plastiques dont il est le Secrétaire Général de 1972 à 1975. Il illustre plusieurs recueils de poèmes (Jean Sénac, Rachid Boudjedra) et crée des décors et costumes pour les Théâtres d’Alger et d’Oran (Abdelkader Alloula). Il dirige l’atelier de gravure de l’EntrepriseNationale des Arts Graphiques pendant des années. Peintre, aquarelliste et graveur, Khadda a organisé des expositions de peinture et de gravure. Ses œuvres sont au Musée National des Beaux-arts d’Alger et au Musée Zabana d’Oran. Khadda écrivait aussi et on lui doit Éléments pour un art nouveau, éditions ANEP, Alger, 1972 et Feuillets épars liés, édition SNED, Alger, 1983.
Ce n’est qu’à l’âge de dix-sept ans qu’il commence à peindre. À cet âge-là, Picasso était un petit génie. Issiakhem, quant à lui, avait depuis longtemps fini de dessiner des fillettes au perroquet pour le plaisir de l’enfant qu’il était, et des militants nationalistes pour les boutiquiers de Relizane : il était à l’École des Beaux-Arts d’Alger.
En 1953, les hasards et vicissitudes de la vie emmènent Khadda à Paris, en compagnie de son ami Benanteur. La journée, il travaille dans une imprimerie en tant que typographe, et le soir il étudie dans l’atelier de l’Académie de la Grande Chaumière afin d’apprendre le dessin juste, la perspective et autres académies. Déjà, il s’exprime et se sent proche des peintres abstraits de la bouillonnante École de Paris, mais il leur reproche quelque chose qu’il ne définit pas encore. Constamment bouleversé par le drame de son peuple, il peint en se rapprochant de plus en plus du signe ancestral, car il vient de découvrir les peintures d’Atlan et de Cherkaoui, et probablement les œuvres tunisiennes de Klee.
En 1957 et 58, il participe au Salon des Réalités Nouvelles à Paris où il habite et travaille toujours. Dès 1957, avec Bivouac et précisément avec Méridien Zéro 1958, réalisée en 1958, des signes arabes ou berbères, jusque-là timides, se greffent à son abstraction. Inconsciemment ou consciemment, Khadda vient de réaliser que « Matisse usait élégamment de l’arabesque, que l’admirable Klee était ébloui par l’Orient, que Tobey reprenait les signes de l’Extrême-Orient, que Mondrian refaisait, à son issu, les carrés magiques du Koufi, » comme il l’écrira longtemps plus tard. En tout cas, une nécessité impérieuse imposait à Khadda de s’ancrer, de revenir à ses repères que le Constantinois Jean-Michel Atlan, au faîte de sa carrière, ressuscitait depuis longtemps. Se distinguant déjà par son originalité et sa vigueur, nourries de la puissance symbolique et signifiante d’un vocabulaire spécifique lui-même nourri par les sens donnés par une foule d’artisans depuis des millénaires, cette peinture ne veut s’apparenter qu’à la culture et au milieu dont elle est issue et qu’elle féconde.
« Dans l’Occident que nous rejetions, nous allions découvrir nos propres racines, » dira Khadda. En rejetant l’hégémonie coloniale, on acceptait cependant la culture et la civilisation européennes et occidentales qu’on ne confondait nullement avec la politique d’agression, d’expropriation et de déculturation. Tout en refusant la domination et la perte de l’identité pour préserver sa propre personnalité, on revendiquait une part de ce même Occident, de son art et de ses valeurs positives modernes. Orient et Occident mêlés, racines enchevêtrées.
En parfaite harmonie avec le choix de son peuple qui s’enracine dans une revendication fière du passé sous-tendue par une volonté de changement (dans la mesure seulement où le changement et la révolution seraient porteurs de plus bien-être), animé par une préoccupation majeure d’ancrage et de sincérité, Khadda veut exploiter à fond cette “chance” d’être Maghrébin. Et cette chance est de ne pas avoir à chercher ailleurs “l’art nègre” ! L’art nègre et davantage, sont en lui-même ! Les entiers motifs de l’Orient inséminés dans l’écrin de l’Afrique coulent dans les veines de l’artiste…
Le signe ancestral maghrébin, réveillé par Cherkaoui et révélé par Atlan est un appel puisant de l’identité brimée par les velléités de dépersonnalisations. Cette richesse incommensurable des racines, en appelle à l’exploration de l’âme du peuple et de l’artiste à la fois. Evidemment, il ne s’agit pas pour Khadda de restituer les signes tels quels,, de transposer sa culture sur la toile comme le fait l’artisan. Tantôt le signe ramené à la lumière est presque à l’état brut, sacré, magique comme l’a voulu l’ancêtre ; tantôt Khadda le façonne à sa manière en créant un autre symbole qui effraie presque par sa nouveauté.
Déjà l’artiste “recharne” l’alphabet de ses ancêtres, pour utiliser un néologisme de Jacques Berque au sujet de l’artiste. Signe arabe ou signe berbère, peu importe ; les alliances bientôt fascinent Khadda. Un noun ou un alif s’imbriquent dans un triangle ou un cercle et c’est déjà l’entrelacs et l’arabesque.
Le signe de Khadda ne résulte donc nullement d’un choix factice, d’une mode ou d’une humeur. Héritage qui a survécu à invasions et conquêtes, calamités et désastres, fulgurant testament se jurant de faire de ses signes notre unique tatouage, il relève de la vie ou de la mort, celle de l’artiste et de tout un peuple qui se sont décidés à remonter jusqu’aux sources où s’abreuvait l’ancêtre pour faire face aux agressions multiples.

Alphabets libres
Dans un terrain où désormais seules les préoccupations de sincérité, d’authenticité et d’ancrage comptent, Khadda a conscience d’élaborer un art personnel dont il est lui-même l’une des multiples sources. Dans l’attente que la substance même de cet art apparaisse dans l’arbre, la racine, une plaine tourmentée par le soleil, une roche où sommeille un signe… Khadda avance dans un terrain qui lui est propre, qui n’a que des liens formels avec les mouvements non figuratifs de l’École de Paris et avec les autres tendances occidentales dont l’expressionnisme abstrait qui, d’une manière ou d’une autre, sont tributaires de l’héritage dadaïste et surréaliste tenu suspect chez les artistes algériens préoccupés par la réalité bien tangible et inquiétante de la guerre qui fait des ravages dans les rangs de leur peuple.
Excavation fébrile et délirante mais jamais sans risque. Parfois le signe écorché s’arc-boute puis se fige dans une danse ténébreuse exhumant un malheur antérieur : Les Casbah ne s’assiègent jamais, Hommage à Maurice Audin.
Khadda ne cherche pas à s’installer confortablement dans un style, mais il n’est pas pour autant insensible au style. En tout cas, le sien ne tardera pas à rayonner, lui ouvrant des perspectives inespérées sans barrer sa liberté. Évoluer dans son style et le faire évoluer est une préoccupation légitime : c’est s’affranchir des styles étrangers. Chacune de ses œuvres est un programme d’exploration technique, stylistique et thématique, mais d’abord la palette est chaude, bourrée de bruns, d’ocre, couleurs de la terre natale : Alphabet libre, avec un fond beige où viennent se poser des signes. Dans Sécheresse, Dahra, Alphabet libre, Bivouac, Silex éclaté, Méridien zéro… Khadda exhume les signes et les motifs. Pour en faire une nouvelle écriture, personnelle, qui a à voir avec les ancêtres et avec sa propre intériorité. Parfois, dans un acte chirurgical désespéré, il les arrache à une longue hibernation. Un motif berbère fossilisé est restitué à l’aveuglante lumière. Au signe alors de reconquérir sa place dans notre imaginaire, de définir ses zones d’influence dans notre culture ou de mourir dans cent millions d’années, après la réduction de la dernière toile de Khadda en poussière.
La symbolique de l’olivier dans sa “métamorphose” et son “anatomie” intéresse beaucoup Khadda. Récurrent, cet arbre revient continuellement dans une œuvre où il est présent depuis sa genèse. De 1971 à 1986-87, les titres de Khadda évoqueront souvent l’“arbre central” dans son œuvre peinte ou gravée. La lettre (ou plutôt la fausse lettre) arabe ou tifinagh, les signes et motifs berbéro-arabes, sont par contre perpétuellement présents. Dans les années 80, lettre et signe imbriqués dans d’autres formes, feront presque apparenter la peinture de Khadda à une calligraphie moderne, dans le sens où Malraux désigne ainsi le travail de Mathieu. Car Khadda est très loin de la calligraphie au sens où on l’entend dans l’Orient et l’Extrême-Orient traditionnels. Heureusement, car il est peintre, pas artisan. La nature a dès le départ sa place chez Khadda, et surtout depuis que les signes fêtent les retrouvailles définitives des hommes avec leur culture. Le pays est indépendant et l’artiste peint, grave, sculpte. L’œuvre est dense, variée, celle d’un artiste cultivé et exigeant.
A. E. T.

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