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Pakistan : la guerre secrète entre chiites et sunnites

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Leur parent, frère ou ami ont été assassinés. On leur a dit de ne pas répliquer, de tendre l’autre joue, mais leur colère n’a fait que croître. Aujourd’hui, des musulmans chiites prennent leur revanche sur les sunnites dans une guerre souterraine en pleine escalade au Pakistan. À Karachi, dans le quartier chiite d’Abbas Town, des affiches ornées de photos de «martyrs» colorent tristement les ruelles: jeunes hommes à la moustache en devenir ou doyens au visage mangé par la barbe. Ici, chacun a perdu un proche, un frère, un voisin dans un attentat ou une attaque. En mars 2013, l’explosion d’une bombe cachée à l’entrée du quartier avait soufflé d’un coup 45 vies. Syed, un colosse à la barbe rêche et grisonnante, y a perdu son frère, Akhtar. Quelques années plus tôt, deux autres de ses frères avaient été assassinés sans autre motif que leur appartenance à la minorité chiite. «Quand Akhtar est mort, la peine était immense, j’étais furieux mais je n’ai pas cherché à me venger», soupire-t-il devant des immeubles à peine reconstruits depuis l’attentat. Après chaque attaque, les imams débarquent dans les quartiers pour tenter de calmer les esprits. Sans pouvoir toujours dissiper le parfum de vengeance qui y flotte.

Le «poison» de la vengeance
Près d’un millier de chiites ont été tués ces deux dernières années au Pakistan, triste record pour cette minorité qui représente 20% de la population et accusée par les extrémistes sunnites de vouloir pervertir l’islam.
«Certains jeunes chiites se disent: «ils nous tuent, alors pourquoi nous ne les tuons pas à notre tour?» Ce sentiment n’était pas là avant, c’est comme un poison qui coule et se propage lentement», souffle Mohammad Ali, un trentenaire d’Abbas Town aux lunettes perchées sur ses cheveux gominés. «Ce désir de vengeance est bien là chez les jeunes», confirme Syed Ahsan Abbas Rizvi, cadre du Majlis Wahdat-e-Muslimeen (MWM), grand parti chiite de Karachi. Mais selon lui, «il ne se traduit pas en actes». Pourtant, l’an dernier, le Sipah-e-Mohammad (SMP), alliance de groupuscules chiites, a perpétré en représailles une cinquantaine d’attaques contre des sunnites à Karachi, selon l’Institut pakistanais pour la paix (PIPS), un centre de recherche indépendant. Si les attentats antichiites frappent aux quatre coins du pays, la réplique chiite, elle, se concentre à Karachi, port labyrinthique de 20 millions d’âmes aux innombrables crimes souvent impunis. «Ce conflit «œil pour œil» n’a lieu qu’ici, à Karachi, et il s’intensifie», note Raja Umar Khattab, un des ténors de la police locale. Cela confirme une chose selon lui: alors que les autorités parlent avant tout du conflit entre armée et talibans, «la vraie menace est sectaire» avec ces violences communautaires qui représentent le quart des attentats. A Karachi, ces violences ont été multipliées par trois et fait des centaines de morts depuis deux ans, dans une ville déjà ensanglantée par les talibans, la guerre des gangs et la criminalité ordinaire.

De la révolution iranienne à la Syrie
Les tensions entre chiites et sunnites au Pakistan ont émergé au début des années 80. Des chiites se sentaient menacés par la campagne d’islamisation lancée sous le dictateur Zia ul-Haq. Les sunnites radicaux, soutenus notamment par l’Arabie saoudite, craignaient eux que la communauté chiite locale ne favorise la contagion de la révolution iranienne chiite au Pakistan. «C’est notre raison d’être: juguler l’effort des chiites pour importer cette révolution ici», lance Aurangzeb Farooqi, chef à Karachi du puissant Ahl-e-Sunnat wal-Jamaat (ASWJ), nouveau nom du SSP, lui-même rescapé de trois attentats, dans sa résidence surveillée par une myriade de caméras. Des extrémistes sunnites ont formé le Sipah-e-Sahaba (SSP), puis le Lashkar-e-Jhangvi (LeJ), et les chiites le SMP. Autant de groupes armés officiellement interdits, mais en réalité toujours actifs, sur fond de liens troubles avec de grands partis politiques locaux pour des motifs électoralistes. Le LeJ notamment est considéré comme très proche de la nouvelle génération d’Al-Qaïda, plus antichiite que la précédente, un sentiment exacerbé dernièrement par le conflit en Syrie. Des jihadistes sunnites pakistanais ont ainsi rejoint la rébellion syrienne mais, phénomène moins connu, des chiites pakistanais ont, eux, pris les armes pour défendre le régime Assad à Damas, soutenu par l’Iran et le Hezbollah.
«Des chiites y sont allés et leurs dépouilles sont revenues ici», note Hamid Gul, ancien chef des puissants services de renseignements pakistanais. «Ils venaient principalement de Karachi», dit-il.

Cibler, épier, tuer
Fait rare, la police de Karachi a arrêté ce printemps une cellule du groupe armé chiite SMP dirigée par un certain Syed Furqan qui a admis son rôle dans les meurtres de membres du SSP et d’imams sunnites, selon le compte-rendu d’interrogatoire obtenu par l’AFP. «Ils avaient dans leurs ordinateurs des informations sur 150 autres cibles antichiites au sein du LeJ, du SSP et de leurs argentiers», assure Farooq Awan, patron de cette enquête. «Ils sont bien organisés. Ils espionnent leurs cibles, les suivent et les abattent», le plus souvent en les criblant de balles avant de disparaître à moto dans la jungle urbaine, explique M. Awan. Outre des financements «étrangers», ces groupes comptent sur le soutien de commerçants et partisans locaux, soulignent des responsables locaux. «Furqan, lui, se rendait dans les imambargahs (mosquées chiites) à l’arrivée des dépouilles après les violences et y recrutait de jeunes hommes furieux», selon un responsable proche de l’enquête. Car les réservoirs de la colère ne se tarissent pas. Ce soir-là, dans une imambargah de Karachi, des jeunes attendent la dépouille d’un des leurs criblé de balles dans la journée.
Combien cèderont cette fois au talion? Un jeune chiite répond: «Vous apprenez qu’un tel a été assassiné, puis un autre, et vous vous dites pourquoi je reste assis ici à ne rien faire? Nous devrions répliquer».

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