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Espagne : rire de l’ETA reste un tabou

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Des marionnettistes qui célébraient d’une manière satirique ETA et Al-Qaïda dans un spectacle pour enfants ont passé cinq jours derrière les barreaux.
Jusqu’où peut aller la liberté d’expression ? Et, plus précisément, à partir de quel moment cette liberté cesse-t-elle d’être une prérogative garantie par un État démocratique, pour devenir une incitation à la haine civile ? Quand cette frontière ténue est-elle franchie ? On se souvient qu’au lendemain des attentats de Paris, des 7 et 9 janvier 2015, l’humoriste Dieudonné avait lancé un sinistre : « Je me sens Charlie Coulibaly ! » ce qui lui avait valu d’être condamné à deux mois de prison avec sursis. En Espagne, si la menace djihadiste est bien moins prégnante qu’en France, le tabou d’ETA continue d’être vécu comme un interdit à fleur de peau. Les terroristes basques ont beau avoir cessé leurs attentats il y a cinq ans, leur évocation demeure une plaie vive largement partagée : non seulement ils ont tué 829 personnes en quatre décennies, mais ils ont incarné et pratiqué l’intolérance, le totalitarisme, l’extorsion de fonds, des menaces qui donnaient des sueurs froides à des milliers de gens visés, et la folle prétention de défier l’État espagnol via le chantage à l’autodétermination. En réaction, les associations de victimes, relayées par une presse de la droite radicale, ne laissent pas passer le moindre sarcasme sur ce brûlant sujet. Surtout de la part d’une gauche radicale et anti-système qui a toujours été soupçonnée de soutenir en coulisses le désir d’indépendance du « peuple basque face à l’oppression de Madrid ». « Chaque société a ses obsessions, ses interdits, ses zones d’ombre, souligne l’écrivain Julio Llamazares. La cohésion de l’Espagne s’est longtemps cristallisée, et encore aujourd’hui, sur cet ennemi intérieur menaçant nos valeurs et notre contrat social. »

Show «méprisable»
C’est sous cet angle qu’il faut comprendre la surréaliste situation de deux marionnettistes mis en prison, événement insolite au cours de l’histoire démocratique en Espagne. Rappel des faits : vendredi 5 février, dans le cadre du Carnaval de Madrid, une compagnie de marionnettistes représente un spectacle satirique, qui met en scène « un policier » et « une sorcière », dans lequel un public majoritairement enfantin assiste, stupéfait, à des assassinats, des viols et autres réjouissances. Surtout, à un moment, le susdit policier brandit une pancarte proclamant « Gora Alka ETA ! » un curieux jeu de mot revenant à célébrer ensemble les terroristes d’ETA et ceux d’Al-Qaïda. Cela n’a fait ni une ni deux : un juge de l’Audience nationale, la suprême instance antiterroriste, les a placés en prison préventive. Certes, après cinq nuits passées derrière les barreaux pour une présumée « apologie du terrorisme » et « incitation à la haine », les deux marionnettistes – deux « anti-système » revendiqués – ont été relâchés. Mais non seulement l’affaire judiciaire n’est pas close (convocation quotidienne à un commissariat, passeports retirés, etc., dans l’attente d’un jugement), mais en outre le débat s’est envenimé entre partisans et détracteurs. Au milieu du chahut, la maire de Madrid, l’ancienne juge Manuela Carmena, a estimé « méprisable » le show des marionnettistes devant un public d’enfants, tout en estimant « exagérée » leur incarcération et refusant d’exiger la démission de l’élue en charge de la Culture, responsable de la programmation du Carnaval. Le leader de Podemos, Pablo Iglesias, dont l’appui à la maire est crucial, s’est posé en défenseur des humoristes : « Que, dans une démocratie, l’on puisse aller en prison pour une oeuvre théâtrale est une absurdité. Cela revient à incarcérer Dario Fo ! »

ETA pas drôle
Le débat est servi en Espagne, où, en règle générale, on rit peu sur des slogans d’ETA, même si certaines émissions ou humoristes ne se privent pas de ridiculiser tel ou tel militant séparatiste armé. L’an dernier, l’ancien élu de la Culture de Madrid Guillermo Zapata en avait fait les frais pour un tweet vieux de quelques années qui se moquait d’une handicapée dont les blessures étaient le fruit d’un attentat d’ETA ; il avait dû démissionner. « Dans les deux cas, on ne peut invoquer l’usage de la liberté, analyse la politologue conservatrice Isabel San Sebastian. C’est une liberté pour envenimer les esprits enfantins et exalter des assassins. La liberté d’expression s’accompagne du sens de la responsabilité. » Très répandu, cet avis n’est pas généralisé, loin s’en faut. Pour le professeur de droit constitutionnel Marc Carrillo : « Le spectacle des marionnettistes était vraiment navrant, il faut le reconnaître, et cela n’avait pas de sens de le présenter devant des enfants, mais il faut rappeler que la satire tend précisément à exagérer et déformer la réalité pour provoquer et exciter les consciences. Et c’est la vocation même du Carnaval de l’héberger ! » L’analyste Rafa de Miguel se montre plus équidistant : « On a assisté à deux absurdités, dans les deux camps. Je crois qu’il fallait punir d’une certaine façon ce lamentable spectacle. Mais il est aberrant d’avoir apporté une réponse judiciaire alors même qu’il crève les yeux qu’à aucun moment les marionnettistes n’avaient l’intention de faire l’apologie du terrorisme. »

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