Ou le fiasco des rebelles syriens modérés formés et armés par Washington à coups de millions de dollars pour venir à bout de l’organisation État islamique. Elles doivent à terme constituer une armée indépendante de 15 000 soldats, dont 5 000 dès cette année. Pour former ces «nouvelles forces syriennes» modérées, les États-Unis n’ont pas lésiné sur les moyens : 500 millions de dollars pour financer un ambitieux programme d’entraînement et d’armement de combattants syriens en Turquie et en Jordanie. Avec un seul et unique objectif : le retour en Syrie pour combattre l’organisation État islamique (EI). Sa formation achevée, la première promotion de 54 combattants, baptisée la Division 30, entre de plain-pied en juillet dans l’enfer syrien. Or, deux mois plus tard, le constat du commandant des forces américaines au Moyen-Orient est sans appel.
Devant le Sénat, le général Lloyd J. Austin a admis le 16 septembre dernier que seuls «quatre ou cinq» rebelles syriens combattaient de manière effective sur le terrain. Un «échec total», une «blague», lui ont rétorqué plusieurs sénateurs républicains. C’est que la première incursion en Syrie de cette armée rebelle «made in USA» a tourné à l’humiliation pour les États-Unis.
La mission s’annonçait pourtant sous les meilleurs auspices. Forte de ses 30 véhicules tout-terrain équipés d’armes et de munitions de fabrication américaine, la Division 30 allait apporter dans la région d’Alep une aide-clé aux forces rebelles modérées, islamistes et kurdes, combattant l’EI. Mais les modérés de Washington ignoraient alors qu’en s’aventurant sur les terres du Front al-Nosra, groupe rebelle le plus en vue dans les combats, ils allaient s’attirer les foudres de cette branche syrienne d’Al-Qaïda.
Humiliation
Visés en 2014 par les bombardements américains, alors qu’ils combattent tant l’EI que Bachar el-Assad, ces djihadistes, classés «terroristes» par Washington, ne voient dans la Division 30 que des «agents des intérêts américains dans la région». Leur réponse ne se fera pas attendre. Huit des rebelles modérés, dont un commandant, sont kidnappés sur-le-champ. Deux jours plus tard, al-Nosra lance l’assaut contre leur siège et abat trois d’entre eux. L’aviation américaine a beau tenter de défendre ses protégés en visant les djihadistes, rien n’y fait. Cinq rebelles modérés sont de nouveau enlevés. Au final, d’après le Pentagone, sur les 54 combattants qui formaient la Division 30, un a été abattu, un autre a été capturé par les djihadistes, dix-huit sont portés disparus, quatorze ont fait défection en Syrie, onze ont fui le pays et seulement neuf soldats sont restés combattre.
Un véritable fiasco pour les États-Unis, qui n’étonne en rien François Heisbourg, président de l’Institut international des études stratégiques (IISS). «Cette Division 30 n’est même pas une vraie division, qui serait au moins composée de 20 000 hommes. Il s’agit tout au plus d’une section employée pour faire de la figuration. Sans compter qu’en ne parlant pas la même langue il existe entre Américains et Syriens un évident problème de communication.» L’humiliante déroute de juillet aurait pu servir de leçon à Washington pour changer de stratégie. Il n’en a pourtant rien été.
Défection
Samedi dernier, une seconde promotion de 70 combattants de la désormais célèbre Division 30 retourne dans l’enfer d’Alep à bord d’un convoi d’une dizaine de pick-up. Dotés d’armes légères et de munitions, ils demeurent cette fois sous la protection des forces aériennes de la coalition internationale anti-EI.
«Avec leurs armes de pointe de type mitrailleuse Browning, ces rebelles sont tout de suite estampillés visuellement comme américains», souligne Wassim Nasr, expert des questions djihadistes à France 24. «Or les dommages collatéraux provoqués par les frappes américaines ont beaucoup discrédité les États-Unis en Syrie, et par voie de fait les forces armées par ces derniers.»
La suite est un véritable cauchemar pour Washington, qui perd tout contact avec le commandant de leur unité sur le terrain, Anas Ibrahim Obaid, alias Abu Zayd. «Dès son entrée en Syrie, le commandant de l’unité a fait défection et a livré, d’après plusieurs activistes indépendants sur le terrain, ses armes au Front al-Nosra», affirme le spécialiste Wassim Nasr. Des tweets de membres du groupe djihadiste abondent dans le même sens.
«Une grosse claque pour l’Amérique… Le nouveau groupe de la Division 30 qui est entré hier a livré toutes ses armes au Front al-Nosra après s’être vu garantir un passage en sécurité», écrit un certain Abu Fahd al-Tunisi, présenté par le Daily Telegraph comme un membre local d’al-Nosra. «Je pense que nous pouvons désormais dire que le groupe rebelle possédant le plus d’armes américaines récentes est le Front al-Nosra», tweete de son côté Abu Saeed Al-Halabi.
«Il s’agit de faux», pointe un spécialiste de la mouvance préférant garder l’anonymat. «Les photos de ces armes avaient déjà été postées au préalable par la Division 30, et ont été reprises pour le compte d’al-Nosra.»
Propagande djihadiste
L’affaire a en tout cas profondément embarrassé le Pentagone, et l’a contraint à publier un rare communiqué démentant toute défection rebelle en faveur d’al-Nosra. «Toutes armes et les équipements de la coalition demeurent sous le contrôle actif des combattants des NSF (nouvelles forces syriennes)», souligne ainsi un communiqué du Commandement central américain. Interrogé par Le Point, Rami Abdel Rahmane, directeur de l’Observatoire syrien des droits de l’homme (OSDH), premier organe à avoir révélé l’entrée des rebelles syriens «made in USA» en Syrie samedi, dément pour sa part toute livraison d’armes rebelles à Al-Qaïda.
«C’est de la propagande», dénonce-t-il. En revanche, le directeur de l’OSDH confirme la défection d’»un commandant rebelle» et de «35 à 40 combattants de la Division 30» pour créer une unité indépendante, appelée le Rassemblement des révolutionnaires d’Atareb, du nom de la ville dont est originaire le fameux commandant démissionnaire Anas Ibrahim Obaid. Après quatre jours de silence radio, le déserteur numéro un des États-Unis est finalement réapparu mardi, à la faveur d’un communiqué confirmant la création d’une «faction indépendante». Plus disert, Mohammad Ataribi, un autre rebelle modéré ayant fait défection et se présentant comme le porte-parole de la nouvelle entité, dément au Los Angeles Times tout abandon d’armes au profit d’al-Nosra, mais précise toutefois que sa faction a bien donné «cinq camions pick-up avec mitraillettes ainsi qu’un quart des munitions afin d’empêcher tout affrontement» avec la branche syrienne d’Al-Qaïda. Invité à s’exprimer sur sa désertion, le porte-parole a indiqué avoir «suivi l’entraînement pour se coordonner et combattre le régime (de Bachar el-Assad) et Daesh. Mais, après notre entrée en Syrie, ajoute-t-il, nous avons rencontré quelques problèmes qui nous ont fait rompre avec la coalition internationale».
Bachar el-Assad épargné
Mais le coup le plus dur porté à Washington n’est pas à chercher en Syrie.
Ce week-end, pendant que ses «nouvelles forces syriennes» désertaient sur le terrain, en Turquie, le chef d’état-major de la Division 30 annonçait sa démission. Dans un communiqué, le colonel Muhammad al-Daher dénonce, entre autres, «la lenteur de la mise en oeuvre de leur entraînement, l’insuffisance de leur équipement, le faible nombre de combattants sur le terrain et surtout le manque de cohérence idéologique en ce qui concerne le but de la Division 30». Autrement dit, la priorité donnée par les Américains au combat contre l’EI, au profit de Bachar el-Assad.»Les États-Unis n’arrivent pas à recruter, car les Syriens veulent se battre contre le régime, pas contre l’EI», souligne le spécialiste Wassim Nasr.
«Allez donc expliquer aux populations sunnites, sur lesquelles les barils d’explosifs continuent de pleuvoir, que l’ennemi n’est pas el-Assad et que celui-ci redevient un interlocuteur aux yeux de la communauté internationale. Ainsi, vous comprendrez pourquoi le Front al-Nosra, au bout de quatre ans de guerre et de radicalisation, est populaire dans le pays.»
D’après le Réseau syrien des droits de l’homme, une ONG basée en Grande-Bretagne, 80 % des victimes (militaires et civiles) en Syrie entre août 2014 et août 2015 ont été tuées par des forces pro-Bachar el-Assad, contre seulement 10 % par l’EI.