L’artiste peintre Ahmed Benyoucef Stambouli a décédé vendredi 17 juillet à l’hôpital Frantz Fanon de Blida, suite à une longue maladie cardiaque. Né à Miliana en 1960, il a fait ses études à l’École Nationale Supérieure des Beaux-arts de Paris. De retour en Algérie, il a enseigné le dessin puis la peinture à l’École Nationale des Beaux-arts de Mostaganem de 1987 à 1998.
Par Ali El Hadj Tahar
Il a organisé plusieurs expositions individuelles notamment en Algérie, en Tunisie et en Libye où il a résidé entre 1999 et 2001 avant de revenir en Algérie en 2002.Dans le silence sidéral qui enveloppe la peinture qui se fait encore presque par miracle en terre algérienne, Sid-Ahmed Stambouli travaille en excavateur solitaire et acharné sur le fascinant répertoire mystique et magique légué par nos ancêtres. Motif précieux, chargé de symboles et d’histoire, le signe berbère est un élément fécondant chez Stambouli. Cependant par « fécondant » nous ne signifions pas que le signe soit essentiel, ou qu’il constitue l’unique vocabulaire de Stambouli, ou que ce dernier reproduit les codex anciens avec le mimétisme borné qui caractérise certains peintres de la tendance issue d’Aouchem.
Stambouli utilise le répertoire symbolique traditionnel algérien comme appoint et additif à son large éventail personnel de formes, signes et symboles graphiques et plastiques. Il a certes recours aux caractères tifinaghs et aux motifs de nos tapis ou ceux tatoués sur le visage et les mains des montagnardes mais les objectifs du peintre sont d’abord esthétiques, justement parce que ces éléments formels font l’objet d’un traitement de plasticien, d’un artiste qui ne se contente pas de reproduire.
Stambouli s’intéresse au patrimoine et à la place que le passé occupe dans notre présent. C’est donc parce qu’il est conscient de l’importance de la culture millénaire de nos ancêtres dans notre vie psychique et mentale, qu’il les utilise. Ceci pour dire que son recours au signe est motivé par une conviction intime. Ces signes occupent une place dans son propre imaginaire. Et en les révélant, il se révèle et nous révèle en même temps. Car il est impossible d’apprécier à sa juste valeur, aussi bien esthétique que symbolique le travail de Stambouli si nous n’admettons pas que notre passé constitue la strate la plus profonde de notre mémoire et un fondement essentiel de notre personnalité. Cependant, au-delà de ces considérations identitaires que revendique également Stambouli, le signe berbère n’est pas sacralisé chez lui et ne fait l’objet d’aucune spéculation politique ou identitaire. Il n’est qu’un prétexte sur lequel se fonde une peinture qui va plus loin que le signe, c’est-à-dire qui se donne des objectifs esthétiques et plastiques avant tout et qui n’accepte d’être jugée que sur cela. Cette peinture qui ne cherche pas à se légitimer par les considérations politico-culturelles qui la sous-tendent ou par les vérités historiques, sociologiques et culturelles qu’elle traduit.
Peindre avec la spontanéité d’un enfant
Aux signes berbères viennent souvent se greffer des lettres, des mots ou des inscriptions en arabe, imbriqués, disparates, amalgamés ou groupés comme de nuées d’oiseaux. Ils peuvent également être encadrés dans des rectangles pareils à ceux figurant dans les manuscrits des mathématiciens d’antan ou sur les talismans rédigés par les tolba (taleb). Une culture vient se greffer sur une autre culture, dans une dynamique de renouvellement qui a caractérisé toute sa carrière de plasticien.
Dans la peinture de Stambouli, la femme est archi présente, encadrée, entourée et parfois tissée de signes. L’homme quant à lui y apparaît rarement. Femme longiligne ou obèse, schématisé à l’extrême pour devenir elle-même motif dans une œuvre où trônent et se hiérarchisent les signes ! Pictogramme parmi les pictogrammes, cette femme renvoie essentiellement à la symbolique ancienne : elle est l’image de la fécondité car son ventre et son organe génital sont surtout mis en valeur. Robustes, ses jambes lui donnent une bonne assise et symbolisent sans doute l’enracinement, l’ancrage dans la terre-mère. Les signes renvoient à la culture et la femme, à leur pérennité. Procréatrice et éducatrice, la femme n’est-elle pas la gardienne du feu sacré ? N’a-t-elle pas, pendant des millénaires, dessiné sur ses poteries, tissé sur ses tapis et même tatoué sur son visage ces mêmes signes qui font partie intégrante de son histoire, voire de sa généalogie ?
Dans les années 1990, ses personnages féminins ressemblaient à des espèces de Hottentotes, avec un corps robuste et rond et une toute petite tête. La symbolique peut être puérile mais le graphisme est d’une grande puissance et d’une grande élaboration. Chez Stambouli, la maîtrise du dessin l’autorise à toutes les expérimentations : chaque toile ou papier qu’il touche est aussitôt (ou presque) transmué en œuvre. Il n’y a jamais de repentir, de recul, d’échec, de remplissage et de corrections chez lui. Tout problème de composition ou de couleur trouve aussitôt une solution. Car cet artiste extrêmement doué n’est pas patient. Il ne peut pas et ne veut pas attendre. Presque tout son œuvre est né dans cette urgence de magicien qui, même lorsqu’il est seul, peint comme s’il était face à un public qui le presse de partout.
Dans son impatience et sa fougue, Stambouli peint souvent dans l’urgence avec une incroyable spontanéité qui met la surface vierge au défi. Sa dextérité et sa connaissance techniques ont toujours raison de la toile, qui est finie parfois en quelques minutes. Dans l’arène, le toréador sort toujours vainqueur car le plus fort. Il y a aussi dans cette course vers la réalisation de la toile, dans cette impatience, une secrète volonté du subconscient de se mettre en valeur dans l’œuvre. Et lorsque Stambouli se laisse aller à la spontanéité, le résultat est davantage une représentation de ses pensées et de croyances latente qui sont ramenées à la surface. C’est le chef de file du groupe surréaliste, le poète André Breton, qui disait que tout le mouvement artistique moderne, à l’échelle internationale, est influencé par l’œuvre de Freud, volontairement ou involontairement. Stambouli l’est certainement, sans pour autant s’inscrire dans la démarche surréaliste ou expressionniste abstraite. Il cherche à exprimer son âme et ses sensations, et voilà que son âme d’enfant surgit à la surface, voilà que ce qu’il y a de plus intime en lui surgit sur la toile. Parfois il a recours à des symboles, qu’il explicite aisément et qui ont à voir avec sa propre expérience et sa propre vie. D’autres fois, son subconscient dévoile des symboles universels qui restituent une expérience plus large.
Lorsqu’il représente la femme, Stambouli ― qui est pourtant un grand dessinateur ― opte pour un dessin archaïque et sommaire doté de toutes les maladresses que l’on retrouve dans le dessin d’un primitif ou d’un aliéné mental. C’est une gageure que d’atteindre ce niveau ! Il faut être un grand artiste que de pouvoir se débarrasser de sa connaissance du dessin juste et de la perspective pour faire un dessin qui se tient, un dessin équilibré. C’est cet état de grâce que Picasso a, le premier, essayé d’atteindre volontairement en disant «A douze ans je dessinais comme Raphaël. J’ai mis des années à dessiner comme un enfant. ». En vérité aucun artiste au monde n’a la prétention de pouvoir dessiner comme un enfant, en dépit de la boutade de l’auteur de « Guernica ». Mais Stambouli est l’un des rares au monde à se rapprocher de la spontanéité de l’enfance.
Se réapproprier le passé et le pérenniser
D’exécution pourtant complexe, la peinture intentionnellement brute de Stambouli cherche sa source et son esthétique dans une lointaine mémoire primitive. Et il n’est d’ailleurs pas étonnant qu’à partir de 1988, l’artiste ait commencé à imiter les dessins d’enfants pour nous offrir des modèles bruts, nus, de nous-mêmes. La présence marquée de la femme dans la peinture de Stambouli signifie que ces gardiennes de la culture perpétuent un legs ancestral beaucoup plus vaste et généreux que celui exprimé à travers les quelques motifs et signes figurant sur la toile et qui symbolisent des richesses et des valeurs immatérielles, morales et intellectuelles dont la préservation incombe davantage aux femmes qu’aux hommes. Chez lui, les symboles aspirent à la réappropriation de l’histoire et sa réactivation positive pour nourrir la mémoire et ancrer la société dans des valeurs porteuses d’espoir. Ici, le passé n’est pas perçu comme le siège mythique de la nostalgie qui bloque la pensée mais comme une source de réflexion sur soi en vue de mieux avancer. Le personnage de la femme aux grandes vertus callipyges et même grosse qui rappelle une Hottentote ne tarde pas à disparaître des peintures de Stambouli. L’œuvre se délestera des figures centrales mais des petites figurines (personnages, taureaux, animaux divers tels que des lézards, des scorpions…) vont continuer à exister dans une œuvre qui se charge aussi de motifs.
Il y a du Wilfredo Lam en Stambouli, par cette même volonté de se réapproprier le passé et le pérenniser. Chez lui, il y a aussi un même attachement au patrimoine ancestral que chez les peintres Aouchem mais, contrairement aux épigones de ce mouvement, il ne cherche pas à remplacer les valeurs de son temps par celles d’un passé idéalisé par une « idéologie » de retour aux sources. Il vise seulement à le revisiter pour en puiser des motifs et des sensations qui soient une source d’inspiration, comme le sont pour l’artiste d’autres sources de la vie moderne. Chez Stambouli, le passé ne barre pas le présent mais au contraire le fertilise et l’enrichit.
Il y a également chez Stambouli une nostalgie de l’enfance, une volonté de vivre le désir de laisser la main faire ce qui lui plaît, de ne pas refouler cet appel de l’inconscient : entre 1999 et 2004, il a exécuté de nombreuses peintures représentant des enfants, avec une naïveté enfantine digne d’un Picasso. Chez lui il y a aussi un attachement à la terre qui l’a vu naître, et sa palette représente cette diversité de notre pays qui réunit les paysages les plus variés qui soient. Le signe, la femme, les divers symboles ne sont parfois qu’un prétexte pour évoquer cette terre qui est intimement liée à l’artiste lui-même, dont il est un élément inséparable. De près ou de loin, l’œuvre de Stambouli a influencé des jeunes artistes qui ont signé les premières œuvres du Nouvel expressionnisme algérien, comme elles ont influencé plusieurs artistes du signe.
A.E.T.