Symbole de la période existentialiste et du bouillonnement artistique du Saint-Germain-des-Prés d’après-guerre, Juliette Gréco incarnait à la fois une certaine image de la chanson française, ambitieuse, exigeante, tout en demeurant populaire dans le sens le plus noble du terme. Magnifique interprète de grands poètes – Mac Orlan, Sartre, Queneau, Brassens, Brel ou Ferré… – qu’elle servait avec ce phrasé si particulier, elle fut l’une des rares artistes à toujours citer ses auteurs sur scène. Elle est décédée mercredi à l’âge de 93 ans. «Juliette Gréco s’est éteinte entourée des siens dans sa tant aimée maison de Ramatuelle. Sa vie fut hors du commun», a indiqué la famille dans un texte transmis à l’AFP.
Il n’y a pas un auteur digne de ce nom, ou au moins ayant un peu de tenue littéraire, qui n’ait souhaité écrire pour elle. Cette femme qui a brûlé la vie par les deux bouts rêvait d’abord d’être comédienne, avant de basculer dans la chanson. Elle fut happée, et a happé avec elle un grand public. Anticonformiste et rebelle à toutes contraintes, Juliette Gréco refusait de rester figée dans le temps. Histoire sans doute de faire un joli pied de nez à Guy Béart, elle chantait Il n’y a plus d’après à Saint-Germain-des-Prés. Ainsi, l’inoubliable interprète des Feuilles mortes et de Jolie Môme s’est glissée sans accroc dans les mots et mélodies des jeunes générations, Miossec, Olivia Ruiz, Adrienne Pauly, Marie Nimier, Benjamin Biolay ou Abd Al Malik. Une démarche que la chanteuse voyait comme une évidence: «C’est moi qui ai fait appel à eux. Je n’ai jamais fait autre chose et j’ai retrouvé le même bonheur qu’avec Gainsbourg, Ferré ou Béart…» La scène, Juliette Gréco s’y sentait comme un poisson dans l’eau. «C’est là où la vérité prend sa forme, où elle devient vivante», disait celle qui en près de 70 ans de carrière, a connu les plus grands théâtres de France et du monde. Sa carrière artistique commence à la fin des années 1930. Juliette Gréco, née à Montpellier le 7 février 1927, élevée à Bordeaux puis à Paris, devient petit rat à l’Opéra. Elle s’y illustre déjà par son esprit libre et un brin frondeur. Douée, l’adolescente sait déjà qu’elle va consacrer sa vie au monde du spectacle. La guerre en décide autrement. Pendant cette période, elle fait preuve d’un courage extraordinaire. Sa mère et sa sœur sont déportées. Elle est néanmoins emprisonnée à Fresnes. Libérée de sa geôle sinistre en 1942, Juliette Gréco reprend ses activités artistiques. C’est au théâtre qu’elle va désormais s’imposer. Elle se fait un nom à Saint-Germain-des-Prés. Son influence grandit. Elle rencontre des artistes comme Boris Vian. Mais c’est sous l’impulsion de Jean-Paul Sartre qu’elle amorce son parcours d’interprète. Le philosophe lui confie un texte. «Vous voulez chanter, Gréco?», lui demanda-t-il. «Ce n’est pas mon intention», répliqua-t-elle. Finalement, elle acquiesce. Leur collaboration se poursuit. Son répertoire s’enrichit. Gréco est définitivement lancée. En France, bien sûr, mais aussi à l’étranger où elle effectue de nombreuses tournées. Elle devient vite une habituée de l’Olympia, tout en n’oubliant pas ses premières amours: la comédie.
Dans les années 1960, elle apparaît aux yeux du public comme une artiste complète. À cette époque, elle côtoie tous les grands noms de la chanson française: Brel, Brassens ou Béart…Elle enchaîne les tubes. Durant la décennie suivante, elle se montre prolifique en enchaînant les albums: Face à Face, Juliette Gréco chante Maurice Fanon, Je vous attends, Gréco… «J’ai choisi d’aimer qui je veux quand je veux», écrivait-elle. En tant qu’interprète, elle publie moins d’albums dans les années 1980 et 1990. Malgré tout, elle demeure une figure incontournable de la chanson. En 1984, elle devient chevalier de la Légion d’honneur. Depuis les années 2000, elle est adulée. Pas seulement par le peuple de gauche, dont elle est issue. Elle livre des albums de qualité en restant fidèle à son style. En 2012, c’est Ça se traverse et c’est beau, une parution dédiée aux ponts de Paris. De nombreux artistes participent à l’aventure, comme Marc Lavoine qui chante avec elle sur le merveilleux titre Seule avec toi. «Seule», Juliette Gréco ne l’a jamais été. Il fallait entendre l’ovation que lui ont réservée ses plus fervents admirateurs à l’occasion de son 85e anniversaire à l’Olympia. En 2013 paraît son dernier album, Gréco chante Brel. Puis à 88 ans, Juliette Gréco annonce une tournée d’adieux intitulée Merci. «Je veux arrêter avant de faire pitié», explique-t-elle. Le tour de chant, prévu sur plus d’un an, doit l’emmener dans toutes les villes qui ont marqué son immense carrière, démarrée en 1949. Mais en 2016, la chanteuse est victime d’un AVC, dont elle se remettait lentement depuis. Elle n’a pas eu l’occasion de remonter sur scène depuis. Mais ses derniers «mercis», interprétés avec son époux Gérard Jouannest au piano, résonneront encore longtemps dans les mémoires. «Merci pour la poésie, le vent, la vie».