Cet Ennayer là a peut être été moins flamboyant que les précédents. D’abord, il y a eu moins d’exposants que d’habitude à la Maison de la culture Ali Zaamoum. Et cette absence de nombre d’entre eux créait comme un vide difficile à remplir. Il y a eu ensuite cette autre absence, plus inadmissible sans doute que l’autre : celle des plats traditionnels avec lesquels on fête cet événement marquant et qui lui donnent toute sa saveur. Par exemple: le couscous à la sauce fortement pimentée manquait ; les beignets manquaient ; les galettes manquaient, et c’est comme si tout ou presque manquait. Cependant, si cet Ennayer a brillé un tant soit peu, c’est grâce au costume moderne et traditionnel féminin. La robe a été reine pendant ces trois jours. Exposée dans différents stands à la galerie de la maison de la culture, elle essayait tant bien que mal de combler ce vide et de donner à ces festivités tout leur faste d’antan. Mais à défaut de grives, il nous faut nous contenter des merles. L’atelier de Mme Sahnoune Ouardia, à travers une exposition qui fait penser à elle seule à un défilé de mode, prétendait remplacer les choses de la bouche par les choses du prêt à porter. Suivons donc son parcours exceptionnel de couturière elle-même d’exception.
L’éveil précoce
Le déclic est venu d’une vieille tante habitant avec la famille. Cette dernière avait des doigts de fée, et la petite Ourdia qui la regardait faire était fascinée par tant d’habileté et de talent. Ce qui a commencé par l’attirer, c’était les ciseaux, nous confie-t-elle devant son stand. Les petits yeux s’arrondissaient lorsque cette vieille parente s’emparait prestement de cet objet coupant pour tailler ou pour couper un tissu. L’enfant, cette Cosette des temps modernes, aurait aimé, elle aussi pouvoir s’en servir,à son tour pour faire des coupes aussi droites dans le tissu. Mais le moyen d’y toucher seulement quand la peur de se blesser faisait prendre aux adultes les précautions les plus absurdes, comme de ne laisser jamais ces objets coupants à portée des mains des enfants ? Défense d’y toucher ! Puis vint le temps pour l’enfant éblouie, où les grandes sœurs remplacèrent la vieille couturière. Leur savoir-faire était presque aussi grand et aussi sûr. Qu’elles tirassent l’aiguille où qu’elles se servissent des ciseaux dans leur ouvrage, la différence n’apparaissait pas aux yeux émerveillés de la petite Ourdia qui a juste gagné un ou deux ans. Mais, ô joie, l’obstacle qui se dressait entre elle et les objets de son rêve était contourné. Les deux filles laissaient exprès aiguilles, fils et ciseaux trainer près d’elle. Mais pas question qu’elle touche aux robes auxquelles les deux coutrières travaillaient ou qu’elle abîmât le rouleau de tissu. Cela coûtait trop cher ! La petite apprentie devait se contenter de s’exercer comme autrefois les escrimeurs jouaient de la rapière en faisant des moulinets en l’air ! Clap! Clap! Les ciseaux ne rencontraient que le vent produit par le mouvement. Et puis, Le temps passa encore. Les deux sœurs se marièrent et l’enfant resta seule. Mais était-elle vraiment seule? N’hérita-t-elle pas de l’attirail complet de ses soeurs? Hélas le passage de la théorie à la pratique se heurtait à autre problème : le tissu demeurait introuvable. Comment faire ? L’enfant qui devait avoir sept ou huit ans l’a résolu. Les vieilles robes de sa mère et les siennes propres furent récupérées, et voilà la toute jeune apprentie à l’œuvre. Elle décousait, retaillait puis recousait avec une patience infinie, en attendant que l’art vînt.
La formation diplômante
Avec l’âge, la maîtrise de cet art difficile est venue. Sans renoncer à sa scolarité qu’elle poursuivra jusqu’à la terminale, la jeune fille cousait robe sur robe. Mais elle-même devait sentir bien vite le besoin d’une formation qui lui ouvrirait toutes les portes de cet art. De plus, elle a vu combien la couture a évolué avec le temps. On ne cousait plus à la main. Les vraies couturières se servaient de machines de plus en plus modernes. Même celle de la pédale faisait trop vieux jeu. Et tout en tirant l’aiguille, et tout en veillant pour préparer son bac, la jeune Ouardia rêvait de posséder une machine à coudre qui lui permettrait de gagner du temps en faisant beaucoup mieux. L’échec au bac encaissé, la lycéenne allait refaire l’année, lorsque un heureux événement se produisit: son cousin Slimane la demandait en mariage. Abandonnant les études, elle eut tout le temps nécessaire pour se consacrer à son métier, cousant pour elle-même et certaines amies qui venaient chez elle et admiraient les robes qu’elle portait. Mais un bonheur ne vient jamais seul, car, mariée, elle reçut, entre autres cadeaux de noces, une belle machine ramenée de Russie par son cousin. Il était dans la marine et était perpétuellement en voyage à l’étranger. Cette machine la liait définitivement à son métier. Le temps passa encore. Les deux jeunes époux qui vivaient au bled ont deux enfants. Cette vie à la campagne dura deux ans. Pour être plus près de chez lui et mieux se consacrer à son foyer, Slimane quittait la marine pour la police et s’installait en ville avec sa femme. De son côté, la jeune femme que sa passion pour la couture ne fit que croître, s’inscrivit au CFPA féminin, Malika Gaïd. La voilà suivant une formation de deux ans. Il fallait que cette passion soit vive et profonde pour qu’elle accepte de venir des 56 logements qui étaient loin, et poursuive sa formation jusqu’au bout. On devine aisément ce qu’avaient dû être ses conditions : elles étaient d’autant plus difficiles que la courageuse jeune femme s’occupait de deux enfants à la maison et portait un troisième. En plus elle cousait toujours. La demande s’est mise à grossir. Le diplôme, une fois empoché, il fallait songer à ouvrir un atelier. L’appartement qu’elle et son époux occupaient aux 56 logements était trop exigu. Elle demanda un crédit et l’obtint. Après quoi, elle ouvrit un atelier qui reçut le prénom si gracieux de Yasmine, la troisième dans le rang de la fratrie. Yasmine méritait bien une telle récompense. Elle accompagna sa mère une bonne partie dans sa formation. De sorte qu’elle vint au monde prématurément. Mais tout alla bien pour elle, car, la fille en question est fort éveillée et poursuit sa scolarité avec beaucoup de succès.
Une passion pour les tissus et les couleurs
Slimane, le mari, assiste ce matin à cet événement qui va durer trois jours. Il semble à la fois heureux et fier. Il n’assiste pas à cet entretien. Son travail l’appelle. Il s’en va. Sa femme a une blessure au doigt faite ce matin en rinçant un verre ébréché. Elle porte un pansement et ne semble pas souffrir. Autour du stand, il y a foule. Les autorités sont attendues. Des collègues passent en se pressant. Le ministre va tenir une conférence dans la salle juste à côté. Je poursuis mon entretien, l’air indifférent. J’ai toujours sur le cœur cet ordre de mission de plus de deux semaines qui ne m’a ouvert ni la porte du ministère de la culture ni celle de la communication. Si vous voyez des robes comme celles que j’ai exposées ici, déclare notre couturière en guise de commentaire, c’est qu’une autre se sera inspirée d’elles.
Le retour sur terre se fait brusquement. Le brouhaha produit par l’autre événement s’estompe. Et l’autre doigt qui n’est pas blessé, celui de la main droite désigne toutes les robes exposées. Il y en a de toutes les couleurs, de tous les tissus et de toutes les tailles. Il y a la robe Iouadhyène. Il y a les caftans. Il y a la robe kabyle traditionnelle, il y a la robe kabyle moderne. Bref, il y a des robes de tous les styles remises au goût de notre coutière, avec une touche par-ci, un pli ou des rubans par-là pour faire fantaisie. Car la mode, c’est la fantaisie. Et notre couturière est passée maîtresse dans cet art. Et cette fantaisie fait que ces robes par leur élégance et leur reflet moiré captivent le regard.-Je ne travaille pas sur les patrons. Je ne l’ai jamais fait. Je préfère me fier à mon intuition artistique. Elle m’a toujours servi de guide dans mes créations. Et Dieu sait si j’en ai beaucoup créées depuis que je fais ce métier, explique notre interlocutrice. Cette carrière diplômante démarre en 2004. Juste après l’installation en ville. Deux ans plutôt, c’était la campagne. Là où le mariage l’avait conduite. Il fallait bien suivre ce mari qui l’a aidée à se lancer dans cette carrière. D’ailleurs, c’est plus pour elle que pour lui qu’il était venu vivre en ville. Pour le récompenser, la couturière de génie lui avait confectionné une chemise dès le lancement de cette carrière « Une chemise que je garde encore, confesse-t-elle, un peu émue par ce souvenir. Elle aura aujourd’hui dix ans.».Il est vrai que l’on peut voir à cette expo des confections d’articles masculins. Mais c’est surtout à la femme que l’art de cette coutrière aux doigts de fée est surtout dédié. C’en est pour ses chères clientes qu’elle choisit les coupes qui mettent mieux en valeur les formes ; c’est pour elle encore qu’elle choisit les couleurs et le grain des tissus ainsi que les fanfreluches pour les assortir au teint de celleilèges d’étrenner les nouvelles créations.
Nous remarquons que les robes pour les petites filles bénéficient de la même application et de la même attention dans la confection. Ce sont de petits chefs d’œuvres de la couture moderne et traditionelle que nous avons ce jour-là devant nous. Alors, l’amour des siens, dans tout cela ? Vous croyez tenir une confidence surprenante ? Pas du tout. La couture a beau demander beaucoup de temps et de soins d’elle ? Elle n’occupe, cependant, que la troisième place dans son cœur et ses pensées. Le mari d’abord, ce cousin si compréhensif et si gentil vient en premier. Et puis arrivent ensuite, mais tout de suite-ou peut être en même temps?- ces chers trésors qui réussissent très bien dans leur scolarité. Lui reste-t-il donc beaucoup de loisirs, avec ce qu’elle donne déjà à sa clientèle, qui depuis que l’atelier a grandi, se presse à ses portes ? Assurément. Le temps, c’est comme ces tissus élastiques avec lequel elle fabrique des pyjamas et des robes soirées. Une affaire de doigté !
Un voyage d’affaire à l’étranger ?
Sans doute. Les affaires marchent bien. Un voyage en France, et particulièrement à Paris, ce pays du beau monde et de l’élégance, comme dirait le poète français du dix septième siècle, s’impose. Et notre couturière y songe sérieusement « J’ai un frère, là bas, fait-elle savoir. Il m’invite tout le temps. J’irai l’été prochain. » Elle a décidé de partir cet hiver. Mais il y a les enfants qui passent leurs examens. Et il ne faudrait pas que ce projet perturbe leurs cours. Alors, elle a choisi d’attendre l’arrivée des grandes vacances. Seulement partir pour quel but si ce n’est pas pour faire connaître ses produits ? C’est, ainsi qu’elle nous l’affirme, pour se changer les idées. Quand on est couturière, c’est indispensable. Si non, c’est la routine qui s’intalle! Et la routine tue ce qu’il y a de spontané et de naturel en vous. En plus, la mode est à Paris. C’est là qu’elle a élu domicile. Voir ce qui se porte, voir ce qui plaît et faire provision d’idées et d’un grand lot de tissus, comme on n’en trouve que là bas, voilà le but de ce voyage.
Mme Sahnoune expose peu en dehors de la wilaya de Bouira. Elle ne veut pas trop s’éloigner de son foyer. Ce voyage à Paris, restera sans doute une exception, malgré la nécessité de se ressourcer au pays des arts et du bon goût. Nul doute que lorsqu’elle reviendra, ce sera pour le bénéfice de ses clientes qui se précipiteront aussitôt après son retour pour voir ce qu’elle leur rapportera dans ses bagages. Et ce sera comme un cadeau.On pourrait, pour finir, se demander pourquoi cette couturière confectionnant la robe iouadyène ne fabrique pas sa rivale sur le marché qui est la robe d’Ahl Ksar ? Parce que cette dernière est peu demandée malgré que, à un moment donné, elle semble avoir joui d’un engouement soudain. Tout un stand lui a été consacré cette année à l’entrée de la galerie. Et elle ne semblait être là que pour rivaliser avec celle qui figure en bonne place dans l’exposition de Mme Sahnoune. Royale, cette dernière ne paraît faire attention à rien en dehors de son exposition qui a conquis le public par son éclat et son faste. Elle travaille pour une clientèle choisie et exigeante. De la robe tesdira, à la robe droite en passant par la robe iouadyène et le caftan, des robes pour fillettes aux pyjamas et chemises hommes, la collection est complète et magnifique.
Ali D.