Les derniers attentats, particulièrement meurtriers, perpétrés dans le Sinaï par des jihadistes liés au groupe État islamique (EI), sont de véritables camouflets pour l’armée égyptienne qui, malgré une offensive sans précédent, peine à enrayer une insurrection de plus en plus violente. Les attaques du principal groupe armé Ansar Beït al-Maqdess sont de plus en plus sophistiquées, grâce notamment au savoir-faire de combattants de l’EI revenus de Syrie ou d’Irak, estiment les experts. Visant quasi-exclusivement les forces de l’ordre, elles se sont espacées, mais ont laissé place à des attentats coordonnés et apparemment bien planifiés, beaucoup plus meurtriers. Et les frappes et bombardements de l’armée dans la péninsule du Sinaï (nord-est), qui durent depuis plus d’un an à une échelle inédite dans l’histoire récente de l’Égypte, sont loin d’avoir mis un terme aux violences des jihadistes. Ansar Beït al-Maqdess (Partisans de Jérusalem, en arabe) est né en mars 2011 avec comme objectif revendiqué alors de s’en prendre à Israël, frontalier du Sinaï, et d’empêcher la coopération égypto-israélienne.
Mais, il s’en prend systématiquement au nouveau pouvoir égyptien depuis que l’armée a destitué en juillet 2013 le président islamiste Mohamed Morsi, assurant frapper les forces armées en représailles à la sanglante répression menée contre les pro-Morsi. Depuis qu’il a fait allégeance à l’EI en novembre 2014, le groupe a adopté un nouveau nom, « Province du Sinaï», pour bien marquer que son bastion fait partie du «Califat islamique» proclamé par l’EI sur les territoires qu’il occupe en Syrie et en Irak. «Ils accélèrent clairement le rythme de leurs opérations, ce qui suggère un renforcement de leurs capacités, probablement grâce à des financements supplémentaires de l’EI» et à son expertise, analyse Aaron Reese, un chercheur de l’Institute for the study of war, basé à Washington.
«Conquête territoriale»
Jeudi, malgré un couvre-feu drastique dans certaines régions du nord du Sinaï, les jihadistes ont mené une série d’attaques audacieuses contre des installations de la police et de l’armée, faisant 30 morts, en majorité des soldats. Ils ont, notamment pris pour cible un périmètre ultra-sécurisé au cœur d’Al-Arich, chef-lieu du Nord-Sinaï, au moyen de pièces d’artillerie volées à l’armée lors d’une attaque en octobre, a dit à l’AFP le porte-parole du ministère de l’Intérieur, Hani Abdel Latif, qui appelle à ne pas sous-estimer «l’important armement» dont dispose le groupe. Le 24 octobre, 30 soldats avaient été tués dans l’attaque également très sophistiquée d’un campement militaire près d’Al-Arich, l’assaut le plus meurtrier depuis des années. Pour Mathieu Guidère, spécialiste français des mouvements jihadistes, Ansar Beït al-Maqdess est passé d’une logique de «ciblage d’individus» à une stratégie de «conquête territoriale». «Il y a probablement un ou deux chefs de l’EI qui sont revenus dans le Sinaï pour structurer et organiser le groupe,» explique ce professeur d’islamologie et de géopolitique à l’Université de Toulouse en France.
Sympathiser avec les jihadistes
La tâche de l’armée dans le Sinaï est rendue encore plus ardue par la nature géographique de la péninsule désertique et montagneuse, qui permet aux jihadistes d’échapper facilement à l’armée. Egalement, ces derniers se fondent dans une population qui leur est en partie acquise ou est terrorisée, dans les villages reculés du Nord-Sinaï, se déplaçant rapidement d’une localité à l’autre lorsque l’armée lance ses opérations. Pour les experts, la stratégie de l’armée pousse en outre une partie de la population, victime collatérale de sa guerre à outrance «contre le terrorisme», à sympathiser avec les jihadistes. Après l’attentat d’octobre, un état d’urgence et un couvre-feu ont été imposés dans une partie du Nord-Sinaï, près de la frontière avec la bande de Gaza palestinienne. L’armée a aussi entamé la construction d’une zone tampon le long de cette frontière, ce qui a entraîné l’expulsion de plus d’un millier de familles et la destruction de centaines de maisons. Pour les autorités, la zone tampon devrait permettre d’isoler les «terroristes» dans un secteur désertique et éliminer les tunnels clandestins vers Gaza, qui seraient utilisés pour le trafic d’armes et le passage des jihadistes. «Les pertes civiles causées par les représailles de l’armée, la démolition des maisons, malheureusement tout cela provoque la colère contre le gouvernement et encourage le recrutement des groupes jihadistes,» estime M. Reese.