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La Tunisie à l’écoute du récit des victimes de la dictature

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Les Tunisiens plongent dans un passé douloureux, ce jeudi soir, avec l’ouverture en direct à la Télévision, des auditions publiques des victimes de la dictature, une étape historique sur la voie de la « réconciliation nationale ».

Sur deux jours, jeudi puis vendredi à partir de 20H30 (19H30 GMT), une dizaine d’hommes et de femmes vont raconter les exactions subies, principalement sous les régimes du père de l’indépendance Habib Bourguiba (1957-1987) et du président déchu Zine El Abidine Ben Ali (1987-2011). Presque six ans après la révolution, ces témoignages doivent permettre de donner corps au processus de « justice transitionnelle », lancé fin 2013 avec la création de l’Instance Vérité et Dignité (IVD), chargée de faire la lumière sur les multiples violations des droits de l’Homme des dernières décennies.
Instance autonome, l’IVD a aussi pour mission, en cinq ans maximum, de réhabiliter les victimes et de leur octroyer réparation.

«Réconciliation nationale»
« Nous allons participer à la révélation de la vérité sur les violations (…) pour tourner cette page et passer directement à la réconciliation nationale », a dit à des journalistes Khaled Krichi, un responsable de l’IVD. Les personnes qui témoigneront « ne représentent pas que leur personne » mais « des générations entières, tous les courants politiques et les militants des droits de l’Homme, journalistes, syndicalistes et étudiants », a-t-il souligné. Dans un communiqué, Amnesty International a évoqué une « opportunité historique de mettre fin à l’impunité pour les crimes passés (…) et violations des droits humains ».
« Cette tradition d’impunité continue d’imprégner la réalité », malgré les récents « progrès » de la Tunisie, a noté l’ONG. Les auditions auront lieu au « club Elyssa », en banlieue de Tunis, un des nombreux biens confisqués au clan de l’ex-dictateur Zine El Abidine Ben Ali. C’est là que son épouse honnie, Leïla Trabelsi, organisait des réceptions mondaines. Le ministre chargé des relations avec les instances constitutionnelles et des droits de l’Homme, Mehdi Ben Gharbia, y assistera. En fin d’après-midi, la sécurité était renforcée aux abords du bâtiment, selon la journaliste de l’AFP. L’atmosphère était calme, y compris dans la salle d’un blanc immaculé où les victimes vont témoigner. D’autres auditions publiques sont prévues, a priori les 17 décembre et 14 janvier, selon M. Krichi.
Ces deux dates sont hautement symboliques car elles marquent l’anniversaire de l’immolation par le feu du vendeur ambulant Mohamed Bouazizi, qui avait déclenché la révolution fin 2010, puis le départ pour l’Arabie saoudite de Ben Ali début 2011.
D’après M. Krichi, l’audition de janvier devrait pour la première fois donner la parole à des auteurs d’exactions, notamment en matière de corruption, ayant demandé l’arbitrage de l’IVD.

«Pas d’impunité»
L’instance dispose de très larges pouvoirs et a en principe un accès total aux archives publiques. Les crimes dont elle peut être saisie vont de l’homicide volontaire à la torture, en passant par le viol, les exécutions extrajudiciaires et la violation de la liberté d’expression. Sur les 62.000 dossiers, près du quart ont été déposés par des femmes, une proportion conquise de haute lutte: les violences sexuelles constituant une large part, beaucoup de Tunisiennes n’avaient au départ pas osé braver le tabou. Près de 11.000 victimes ont déjà été auditionnées à huis clos par l’IVD, qui a étudié les expériences d’autres pays ayant mis en oeuvre de telles structures comme l’Afrique du Sud et le Maroc.
Pour le secrétaire général de l’ONU, Ban Ki-moon, ce type d’instance est « indispensable pour le rétablissement de la confiance publique dans les institutions nationales ». Ce travail de mémoire colossal n’est toutefois pas sans peine car « il y a encore beaucoup de réticences de la part des institutions de l’Etat » tunisien, a récemment relevé Antonio Manganella, directeur du bureau local d’Avocats sans frontières (ASF).
L’IVD a elle-même été agitée par des dissensions internes, et sa présidente, Sihem Bensedrine, est une figure clivante.
Dans une déclaration à la TV nationale, cette célèbre opposante sous Ben Ali, elle-même victime d’exactions, a assuré qu’il n’y avait « pas de quoi avoir peur » du processus: les Tunisiens « sont prêts à pardonner à condition (…) de faire en sorte qu’il n’y ait pas d’impunité ».
Le concept de justice transitionnelle a aussi été assimilé par de nombreux Tunisiens à de simples demandes de dédommagement financier de la part de militants, surtout islamistes. La démarche se heurte enfin au scepticisme d’une frange de la population, qui vit toujours dans la précarité malgré la révolution. C’est le cas dans l’intérieur du pays, délaissé durant des décennies, où des collectivités ont réclamé le statut de « région-victime » à l’IVD.

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