Taheyya a vu grandir via WhatsApp cinq de ses petits-enfants nés en Syrie où leur père avait rejoint un groupe jihadiste. Cette grand-mère tunisienne espère pouvoir un jour serrer dans ses bras les trois survivants, bloqués dans le pays en guerre.
Depuis trois ans, elle fait le tour des ministères et ONG pour rapatrier une fillette de trois ans et deux garçons de cinq et six ans. L’aîné, blessé à la tête, a besoin d’être soigné. Les deux autres enfants sont morts par manque de soins dans des camps de déplacés. Leur père, le fils de Taheyya, parti en 2012 en Syrie où il a rallié le groupe Etat islamique (EI), y a été tué. «Ce sont nos petits enfants. Tout ce qu’on demande, c’est de pouvoir nous occuper d’eux, qu’ils vivent ailleurs que dans la guerre, la misère et l’ignorance», affirme Taheyya, qui, comme les autres personnes interrogées par l’AFP, a préféré de ne pas donner son nom par crainte de représailles contre les enfants. Dans une chemise cartonnée, elle conserve précieusement tout ce qui concerne ces courtes vies: photos pixelisées d’enfants chétifs ou blessés, papiers d’identité délivrés par l’éphémère califat de l’EI, courriers officiels évasifs. Comme elle, des dizaines d’autres familles, agrippées à quelques preuves de vie, tentent de rapatrier au moins 140 enfants tunisiens bloqués dans des zones de conflit, où leurs parents sont soupçonnés d’avoir rejoint des groupes jihadistes. L’Observatoire tunisien des droits et libertés a décompté 104 enfants en Syrie, presque tous dans des camps. Parmi eux, les trois quarts sont nés là-bas et ont moins de six ans. Trente-six autres sont en Libye, pris en charge par le Croissant rouge ou détenus par des milices.
«La volonté existe»
Les Tunisiens ont constitué l’un des plus gros contingents de jihadistes étrangers en Syrie, en Irak et en Libye après 2011, avec près de 3.000 départs selon les autorités. Si l’opinion publique est hostile à leur retour, le président Kais Saied a réveillé l’espoir des familles en faisant revenir de Libye en janvier six orphelins et en promettant d’»accélérer le rapatriement» des autres. Mais ce rapatriement n’a pas eu de suite. «La volonté existe», assure-t-on au ministère des Affaires étrangères en pointant du doigt les autorités étrangères concernées et la pandémie qui a ralenti les échanges. L’administration kurde, qui contrôle une partie du nord-est de la Syrie, où sont installés certains des camps de déplacés abritant des familles de jihadistes tunisiens, a indiqué n’avoir reçu aucune demande de rapatriement de la Tunisie malgré les appels qu’elle a lancés pour le retour des femmes et enfants. Issu de la classe moyenne de Kairouan (centre), le fils de Taheyya est l’un des premiers à être parti en Syrie. Cuisinier de la marine marchande, rescapé d’une prise d’otage par des pirates somaliens, il a rejoint des groupes combattant le régime syrien, avant d’ouvrir un restaurant dans la ville syrienne de Raqa, fief de l’EI. Il a été tué fin 2018, en tentant de fuir selon sa famille. «Il m’avait demandé de m’occuper de ses enfants», raconte son frère, qui s’est rendu deux fois en Turquie, voisine de la Syrie, sans parvenir les récupérer. Les trois petits vivent dans un camp à la frontière turco-syrienne, avec leur mère, une jeune Syrienne, mariée alors qu’elle n’avait pas 14 ans. «On se parle tous les deux ou trois jours, quand le réseau le permet, mais nous sommes restés plusieurs mois sans nouvelles», explique Taheyya. «Je n’ai jamais pu les embrasser.»
«Comment peut-on dormir ?»
Taheyya est de toutes les manifestations rassemblant des familles dans la même situation. Comme elle, Fethia cherche les enfants de sa fille, entraînée en Syrie en 2013 par son mari qui y avait rejoint des groupes combattant le régime syrien et tuée dans un bombardement mi-2019. Les orphelins, de quatre et sept ans, sont dans un camp de déplacés. «Ils ne vont pas à l’école et peinent à se nourrir, j’en suis malade», se torture cette grand-mère, qui n’a reçu aucune photo depuis deux ans. «Comment peut-on dormir?» Mohammed, lui, s’inquiète pour sa soeur et son neveu, qui étaient, aux dernières nouvelles, retenus par une milice dans l’ouest de la Libye. Il voudrait qu’elle soit rapatriée, quitte à être jugée en Tunisie pour appartenance à un groupe jihadiste. Infirmière dans un hôpital libyen, elle a vu son mari se radicaliser et a tenté en vain de fuir le pays en 2016, selon lui. Depuis janvier 2019, il n’a plus eu aucun contact avec elle. «Elle ne pouvait pas se plaindre, mais elle nous faisait comprendre des choses», raconte-t-il, ajoutant qu’elle devait monnayer son corps pour se nourrir. «Ces femmes et ces enfants souffrent, ce sont des victimes, mais nos élus sont des lâches.»