Les frères Coen, Sophie Marceau, Xavier Dolan et le reste du jury ont remis la Palme d’or du 68e festival de Cannes à « Dheepan » de Jacques Audiard. A l’issue de la cérémonie, ils revenaient ensemble sur leurs décisions et leur expérience de juré. Après que son unité a été décimée, un combattant des Tigres Tamouls (Antonythasan Jesuthasan, fabuleuse découverte) quitte le Sri Lanka pour la France. Il forme une fausse famille avec une jeune femme et une fillette, endossant l’identité de Dheepan. Il trouve un boulot de gardien dans une cité HLM et va se frotter à la bande de dealers qui contrôle la zone. Voilà. On n’attend pas un nouveau Jacques Audiard comme n’importe quel film, surtout en compétition à Cannes. Trois ans qu’on attendait ça depuis la Palme manquée de De rouille et d’os (Haneke l’ayant doublé avec Amour). Et de nouveau, tout est à sa place : Audiard shoote magnifiquement des corps humains marqués/blessés, et leur agitation dans un espace réduit d’où ils cherchent à s’échapper. Ca, c’est la théorie, l’analyse globale.
Même s’il se laisse aller à quelques facilités surprenantes (quand Dheepan picole au fond d’une cave il est violemment éclairé en rouge, been there, done that), la maîtrise formelle d’Audiard n’est plus à démontrer ; les quinze première minutes, avec le bûcher funéraire et l’apparition du titre, sont de vraies baffes. Aucun autre cinéaste français ne sait mêler le réalisme pur et les visions oniriques (chez les autres l’apparition du dieu à tête d’éléphant Ganesh aurait filé direct chez Nanarland). Il nous plonge dans la vraie vie, dans la guerre, le no man’s land, la zone de conflit dans un espace abandonné où la force fait le droit. Cinéma guérilla, comme celle perdue par les Tigres Tamouls : cinématographiquement Dheepan est fait de coups de main imprévisibles, de frappes irrégulières, de travers, de scènes brutales jetées puis abandonnées, parfois avec justesse parfois moins (pourquoi avoir abandonné le personnage de l’ex-colonel tamoul ?) et c’est ça aussi la guerre. Non pas l’affrontement mais son incertitude. Au fond l’exploit du film est de ne pas parler d’immigration (qui pourrait amener des débats nauséabonds) mais d’intégration ou plutôt de réintégration. Dheepan raconte le combattant revenu de la guerre qui réalise (ou pas) qu’il a passé humainement un point de non-retour. C’est Les Guerriers de l’enfer, Rambo et compagnie et effectivement, Audiard, qui aime sincèrement les films de genre, se permet donc à partir de ce pitch de traiter le drame du come-back en lui greffant un compte à rebours violent vers le vigilante movie qui explose dans son ultime chapitre. Mais Dheepan raconte aussi la formation d’une famille envers et contre tout, entre le héros et sa fausse compagne, à travers des crises plus ou moins violentes, ce qui curieusement affaiblit le film. Non pas à cause de l’héroïne (Kalieaswari Srinivasan, incroyable) dont le récit de sa relation touchante avec le big boss de la téci (Vincent Rottiers) est aussi fort que celui de Dheepan, mais tout simplement parce qu’il donne au film un épilogue assez peu crédible en forme d’happy end ensoleillé, qui affaiblit forcément l’impact du film. Mais on sent qu’il y a beaucoup à en dire et que Dheepan dépasse de très loin son statut de simple objet cannois en compétition dans laquelle il a de très grosses chances de briller.
Le palmarès complet :
Palme d’or : Dheepan de Jacques Audiard
Grand prix : Le Fils de Saul de László Nemes
Prix de la mise en scène : Hou Hsiao-Hsien pour The Assassin
Prix d’interprétation masculine : Vincent Lindon pour La Loi du marché
Prix du jury : The Lobster de Yorgos Lanthimos
Prix d’interprétation féminine : double prix ex-aequo, Rooney Mara pour son rôle dans Carol et Emmanuelle Bercot pour son rôle dans Mon Roi
Prix du scénario : Michel Franco pour Chronic
Palme d’honneur : Agnès Varda
Caméra d’or : La Tierra y la Sombra de César Augusto Acevedo
Palme d’or du court-métrage : Waves ’98 d’Ely Dagher