Tirgwa, ou les canaux d’irrigation d’Ath Ouabane, un village cerné de cèdres et enclavé au creux d’un ravin dans la montagne du Djurdjura dans la commune d’Akbil (70 km au nord-est de Tizi-Ouzou), demeure l’un des plus anciens systèmes d’irrigation de la région de Kabylie auxquels les habitants ont toujours recours.
Construit de façon rudimentaire, cet ingénieux système d’irrigation qui rappelle en partie les foggaras du sud algérien, permet d’acheminer par gravitation, l’eau de deux retenues dotées chacune d’une digue pour stocker l’eau en hiver, vers des jardins potagers du village de 4.085 âmes. La plus importante retenue est située dans la forêt qui surplombe Ath Ouabane au lieudit Oulsous et l’autre, plus proche du village, appelée Essed, se trouve à Timerdhemth. Une conduite principale part de ces retenues puis se ramifie en canaux secondaires vers les jardins. Les connexions entre la conduite principale et les canaux secondaires, qui arrosent les jardins, sont dotées de regards qui permettent d’ouvrir ou de fermer, au moyen de chiffons ou autres objets, l’arrivée de l’eau. Un planning de partage du précieux liquide est mis en place par les villageois pour permettre à chaque agriculteur de bénéficier de sa part d’eau, a indiqué à l’APS un membre du comité du village d’Ath Ouabane, Ibrahim Mohand Ouali. Le comité de village n’intervient pas pour faire respecter le planning de répartition de l’eau, puisque c’est les propriétaires des jardins qui y veillent. Une fois qu’un cultivateur, ou plutôt une cultivatrice, puisque la culture maraichère à Ath Ouabane, comme partout en Kabylie, est une activité exclusivement féminine, a reçu sont quota d’eau, sa voisine ferme le regard qui alimente le jardin avec des chiffons, pour qu’elle puisse recevoir l’eau à son tour. Aucun incident dû au nonrespect de la répartition de l’eau n’a eu lieu ou n’a été rapporté par nos anciens. Le programme d’irrigation, qui est très ancien et que nous n’avons jamais modifié, garantit une dotation en eau en fonction de la superficie de chaque jardin. Plus la parcelle est grande plus la durée d’irrigation est prolongée, ainsi la répartition est équitable et ne fait l’objet d’aucune contestation », a témoigné M. Ouali. »Tiririt n’Trgwa » ou le lâcher d’eau vers les jardins, se fait le dernier vendredi du mois de mai de chaque année. L’évènement est une occasion pour les villageois de faire la fête et de partager un repas entre eux. Cette année, en raison du mois de Ramadhan, l’ouverture de ce système d’irrigation n’a eu lieu que le deuxième vendredi de juin, soit le 14 de ce mois, a expliqué le membre du comité de village.
«Tafaska N’trgwa» ou partage d’eau, une tradition qui célèbre la vie
«Amane d’Imane» (l’eau c’est la vie) dit un proverbe amazigh. A Ath Ouabane ce vieil adage prend tout son sens, puisque piments, dont le célèbre »Ifelfel Aouavane » (piment d’Ath Ouabane), spécifique à ce village et réputé pour son goût exceptionnel, maïs, ails, oignons, tomates, pommes de terre, ainsi qu’une riche variété de courges et d’haricots, courgettes, fraises, cerises, figues, abricots poussent à profusion dans ce village. »Si nous n’avions pas d’eau et surtout ces canaux d’irrigation, qui sont un legs précieux de nos aïeux, il n’y aurait pas autant de jardins dans le village, et l’activité exigeante de maraichage aurait disparu depuis longtemps », ont soutenu de nombreux villageois rencontrés à l’occasion de la traditionnelle fête de »Tiririt n’Trgwa ». L’irrigation des jardins qui coïncide avec l’arrivée de la saison chaude, commence généralement vers le mois de juin dans ce village qui se caractérise, en raison de sa position dans un ravin, par un microclimat. Les saisons sont décalées d’une vingtaine de jours, selon les agriculteurs rencontrés sur place. La fête ou »Timchret » qui accompagne cet événement agricole est une fête de partage et de joie, célébrée par des sacrifices pour la pérennité de l’eau. Le jour du lâcher d’eau d’irrigation, les villageois débutent leur journée dès 5h du matin, a-t-on appris des habitants rencontrés au niveau du site de déroulement des festivités, abritées par le mausolée du saint du village, Si Mhand Ouamrane. »Dès le lever du jour des hommes se rendent aux deux barrages et retirent la digue faite de pierres et de troncs d’arbres, qui empêche l’eau de couler dans les canaux d’irrigation, et « Tigra » qui ont été préalablement nettoyés par des volontaires parmi les villageois, reprennent vie jusqu’à l’arrivée des pluies », ont expliqué MM. Ibrahim et Ouabed Jugurta. De leur côté, les femmes arrivent vers le lieu où se déroule Timchret, chargées de mets traditionnels (couscous, beignets, petit lait, œufs durs, crêpes, thé, café, jus) qu’elles avaient préalablement préparé chez elles pour les partager avec les villageois et les visiteurs qui sont bénis par des sages du village installés sur une plate-forme qui domine le site. Et, ceux qui le souhaitent peuvent faire des dons. Pour la fête de cette année, quatre veaux, dont deux achetés par le village et deux autres offerts par des donateurs, ainsi que plusieurs agneaux ont été sacrifiés. Les hommes se mobilisent pour faire des parts équitables en s’assurant que chacun des habitants ait une quantité égale en pièces nobles. Les abats sont aussi répartis alors que les têtes et pieds des veaux sont vendus aux enchères. »Le prix grimpe souvent et parfois il atteint les 10 000 DA voire plus », s’en amuse un jeune, ajoutant qu’il s’agit pourtant la partie la moins noble du veau. L’argent de cette vente aux enchères est versé dans la caisse du village, a indiqué pour sa part M. Ibrahim. Lors de Timchret, les hommes et les femmes mangent séparément, ce qui offre à la gent féminine l’occasion de faire la fête à travers »Ourar » en chantant et en dansant. Rencontré lors de l’Ourar, Malika Ath Maamar, cultivatrice, a insisté sur le fait que « cette fête de l’irrigation ne se résume pas au partage de viande. Sa portée dépasse cet aspect puisque elle est organisée pour apporté la Baraka (bénédiction) à notre village. Aussi, »jardiner permet de disposer de légumes frais et de réduire les dépenses sur le budget familial, elle est aussi une activité qui nous maintient en bonne santé physique et morale », a-t-elle ajouté. Farroudja, 50 ans, qui rentrait de son jardin portant sur son dos un jerrican de lait frais, regrette que les jeunes filles d’aujourd’hui, qui quittent le village pour étudier ou travailler, ne puissent pas assurer la relève. » Il n y a que des femmes de mon âge ou plus qui continuent à faire vivre nos jardins qui font la réputation de notre village et pour lesquels nous continuons de faire fonctionner notre système d’irrigation ».