Plus que jamais, l’explosion sociale guette, malgré la forte répression qui accompagne les sévères condamnations décidées par l’appareil judiciaire. La « révolution » de 2011 a bien eu lieu, mais elle n’a pas apporté de changement radical dans la distribution des richesses. Et les espoirs de démocratisation semblent aujourd’hui se faner. Deux scénarios insurrectionnels sont encore envisagés : celui d’une guérilla islamiste et celui d’une mutinerie des misérables. Le scénario d’une guérilla islamiste est renforcé ces derniers temps par la possible radicalisation des islamistes en face de la répression gouvernementale, de la litanie des condamnations à mort, y compris celle de l’ex-président Frère musulman, Mohamed Morsi, et par l’islamisation d’une dialectique d’extrême gauche (justice sociale, anticapitalisme, révolution).
Exploitation politique gauchiste et islamiste
Aujourd’hui, ni les premières hausses de prix, principalement sur l’énergie, et qui datent de l’année dernière, ni l’inflation à plus de 10 %, non compensée par de vraies hausses de salaire, n’ont suscité de branle-bas de combat ailleurs que chez les activistes. Certes, chez les opposants gauchistes et islamistes, on souligne les inégalités criantes : une grande partie de la population s’appauvrit, souffre de difficultés d’accès à l’eau, à l’énergie, et vit entassée dans de petits logements, alors que le gouvernement paraît s’en soucier, fort peu et qu’une catégorie ultra-minoritaire de la population vit dans des banlieues verdoyantes et dotées de piscines, a des maisons secondaires dans des lieux protégés, « entre-soi », en banlieue ou à la mer, souvent du nom de Porto quelque chose. C’est l’idée de la récente campagne, au nom ironique de « Porto Chaab », « Porto Peuple », mise en place par le 6 Avril, mouvement d’opposition né sous Hosni Moubarak, qui a beaucoup compté pour les jeunes sur la scène politique, avant de perdre presque toute influence au terme de querelles internes puis de son interdiction par le pouvoir en 2014. À Porto Peuple, les piscines sont faites de canalisations éclatées, du Coca sort des robinets (de l’eau brunie, en fait), etc.
Les manquements gouvernementaux à l’index
La dénonciation des misères du peuple, c’est aussi le cheval de bataille de « Dank » « les misérables », une campagne en ligne aussi (c’est là que se réfugie l’opposition égyptienne) vraisemblablement liée aux milieux favorables aux islamistes, même si elle ne revendique pas cette affiliation. Leur page Facebook, très suivie, elle, égrène une litanie des catastrophes et de manquements gouvernementaux : inflation, dizaines de morts dans les accidents de transports, hôpitaux insalubres entre autres. Le mouvement s’était fendu d’un dessin animé pédagogique critiquant la Conférence économique pour le développement de l’Égypte, qui cherchait à attirer des investisseurs du monde entier après le ralentissement économique des années post-révolution : « Le peuple égyptien n’a pas eu son mot à dire sur les projets de développement, comme il n’y a pas de Parlement. On n’a pas de plan. On n’a pas eu d’informations précises sur les lois concernant les investissements, sur le développement des routes, de l’irrigation, de l’eau courante, et le choix des sources d’énergie. Il n’y a pas de sécurité dans ce pays. Il y a des manifestations tous les jours. On n’a rien. Dans ces circonstances, qui va venir investir si ce n’est des voleurs ? » Plus tôt, la vidéo dérapait allègrement vers l’antisémitisme version anticapitaliste : « Évidemment, cette conférence va principalement profiter aux compagnies multinationales, possédées en majorité par des juifs. » Les campagnes plus clairement liées aux mouvements de l’islamisme révolutionnaire, salafisme ou électrons libres des Frères musulmans, comme « Châtiment révolutionnaire » ou « Résistance populaire », appellent à s’en prendre aux symboles de la répression gouvernementale (forces de sécurité) et à ceux qu’ils considèrent comme des suppôts du capitalisme international, soutien des oppresseurs (KFC, par exemple).
La justice sociale, un signe de ralliement trompeur
Aujourd’hui, les gauchistes et certains pro-islamistes se rejoignent donc dans la dénonciation d’une élite liée aux milieux du pouvoir et de l’injustice de la répression. Le pouvoir considère d’ailleurs tous les opposants de la même manière. Mais les ressemblances ne résistent pourtant pas à l’examen : « La fusion idéologique ni l’unité d’action ne sont pour aujourd’hui », estime Hassan Nafaa, professeur égyptien de sciences politiques. Dans les revendications de justice sociale, « chacun entend ce que dicte son héritage politique », rappelle Gilbert Achcar, professeur de relations internationales spécialiste du Moyen-Orient à l’université britannique de SOAS. « Chez les islamistes, on peut très bien en faire un terme religieux. Et conseiller l’application de la zakat, la charité obligatoire musulmane. Chez les gauchistes, ce sera une demande d’égalité. »
La gauche : plutôt faible
Mais l’influence de la gauche sur le terrain, divisée et presque exsangue, est faible. La gauche traditionnelle s’est discréditée en soutenant les militaires contre les Frères musulmans. Le mouvement nassériste d’Hamdeen Sabahi, candidat malheureux à la présidentielle, semble avoir complètement disparu. Le petit parti du Dostour, fondé par Baradei, aujourd’hui de nouveau en exil, qui était un opposant populaire à Moubarak, n’a qu’une faible audience. Le 6 Avril, lorsqu’il a célébré son anniversaire en avril dernier, n’avait rassemblé que quelques dizaines de participants, en plein désert, par peur des arrestations. Pour Hossam el Hamalawy, un socialiste révolutionnaire égyptien, le pas de deux entre les islamistes et les gauchistes, ainsi que la surreprésentation des islamistes sous les feux des projecteurs, ne sont pas nouveaux. Déjà, les anciens présidents égyptiens Nasser et Sadate s’étaient servis des gauchistes et des islamistes pour les opposer et les éliminer mutuellement. Quant aux émeutes du pain du 18 et 19 janvier 1977, « elles font en fait suite à dix ans d’accumulation de mécontentement social et politique des gauchistes, qui est souvent ignoré par les spécialistes du Moyen-Orient, qui se concentrent surtout sur la montée des mouvements islamistes sur cette période, l’associant mécaniquement à la déroute du nationalisme arabe [et la défaite contre Israël] en 1967 ».
Un réel risque d’explosion
Aujourd’hui comme hier, l’État policier traite ses opposants sans ménagement et se crée peut-être davantage d’ennemis. Les explications complotistes et la paranoïa d’État ne sont pas nouvelles : dans le film égyptien de 1987 du cinéaste engagé Mohamed Khan, La Femme d’un homme important, sur un scénario de Raoul Tawfiq, on assiste à l’ascension et à la chute d’un policier. Lorsqu’il réprime les émeutes de 1977, il considère qu’une presse libre attaque le gouvernement et est au service de puissances étrangères. Plusieurs années après, il en reste convaincu, même lorsqu’il devient le bouc émissaire d’un gouvernement qui veut réécrire l’histoire. Si le peu de liberté politique et le bouclage sécuritaire du pays rendent aujourd’hui peu probable un soulèvement immédiat, faute de troupes encore en liberté, « le feu couve sous la cendre », pour Gilbert Achcar. « Le processus révolutionnaire est loin d’être fini. La scène politique est verrouillée par la rhétorique de la menace terroriste : il n’y a pas d’autre alternative, on est avec ou contre le gouvernement.
Déterminant : l’économique et le social
Ce qui va être déterminant, ce sont les conditions économiques et sociales. » Ce point de vue est peut-être en grande partie dû à des sympathies politiques de gauche. Il n’en reste pas moins que la proportion de la population en dessous du seuil de pauvreté, plus d’un quart, ne va pas en se résorbant. Sous Mohamed Morsi, la pénurie de gaz, certes peut-être en grande partie orchestrée pour nuire à l’image des Frères musulmans, avait suscité une vraie colère populaire. Et l’Égypte est encore et toujours en grand déficit énergétique. En 2008, sous Moubarak, quand les prix des matières premières avaient bondi mondialement et que le prix du pain avait augmenté, les émeutes n’avaient pas tardé. Le renchérissement du prix des matières premières avait conduit à une explosion en Tunisie en 1983, au Maroc en 1984, en Jordanie en 1989. Et le gouvernement actuel est bien en train de supprimer les subventions, en suivant une politique néo-libérale qu’on lui recommande depuis des années : c’est un terrain miné, comme l’ont montré la crise du pain de 2008 ou celle de 1977, qui ont fait reculer les présidents de l’époque.
Politique-fiction ?
Comme le fait remarquer Porto Chaab, entre les paysans, ouvriers, vendeurs ambulants, qui vivent à toute une famille dans une seule pièce dans des quartiers insalubres ou des villages sans eau potable, et les PDG polyglottes dont les familles cosmopolites vivent dans des villas avec piscines, quoi de commun ? Parfois pas même la langue arabe ni les références culturelles.
Leur parler, leur mode de vie, leur apparence sont radicalement différents et séparés : le paternalisme des privilégiés leur fait souvent considérer les pauvres comme une espèce particulière d’êtres humains. C’est d’une telle constatation que l’écrivain égyptien Khaled Tawfiq est parti pour écrire Utopia. Dans ce roman paru en 2008, les riches vivent une vie oisive et décadente dans des villes fortifiées, protégées par Israël et les États-Unis, tandis que les pauvres en sont réduits à des vies à peine humaines, exploités, violés, et parfois chassés à courre par les privilégiés en goguette. À la fin du livre, les opprimés attaquent le monde des riches. L’ouvrage a connu un grand succès en Égypte, et a été traduit en plusieurs langues (en français en 2013). « Certains disent que ce livre préfigurait la révolution de 2011 – en tout cas, on peut dire qu’il a parlé à l’énorme besoin de changement de la société égyptienne », interprète Ahmed Khaled Tawfiq. « Mais contrairement à ce qui se passe dans le livre, ce sont les jeunes éduqués et cultivés, pas les misérables, qui se sont soulevés », ajoute-t-il. « Néanmoins, maintenant que la révolution a été mise en échec, j’ai à nouveau peur que l’Utopie se réalise. Il y a toujours plus de pauvreté, de frustration, d’injustice. Et la prochaine révolution risque d’être aussi sanglante que la Révolution française. »
Les mythes, de la Révolution française aux révoltes du pain
Le scénario égyptien de la révolte des pauvres trouve ses origines dans des événements historiques devenus des mythes, telles la Révolution française ou les émeutes du pain de 1977 en Égypte. 1977 ne suscite plus guère de passion chez la jeune génération, mais arc-boute encore les gauchistes et les soutiens du pouvoir de l’époque : pour les premiers, la situation économique a légitimement permis de s’opposer à un gouvernement injuste, pour les seconds, les communistes et les intellectuels ont saisi le prétexte de la hausse des prix à cause des diminutions des subventions pour agiter les étudiants et les ouvriers. Ces deux jours de soulèvement ou d’émeutes, suivant les points de vue, ont été très sévèrement réprimés, mais avaient fait faire machine arrière au gouvernement de Sadate. La police avait disparu des rues et avait été remplacée par l’armée (comme le 28 janvier 2011).
Les prix avaient augmenté plus progressivement par la suite, mais le faible prix du pain subventionné est resté un enjeu d’importance, ce dont conviennent même aujourd’hui les partisans du libéralisme en Égypte. Il avait fallu attendre jusqu’à la fin des années 1980, et les Moubarak, pour que les tentatives de libéralisation reprennent vraiment.
« L’idée de la révolte des ventres creux est vieille comme le monde, mais c’est aussi sous cet aspect simplifié qu’est présentée la Révolution française en Égypte », explique Samuel Tadros, politologue égyptien. Dans une Égypte fatiguée et coincée entre deux peurs, celle de la répression d’État et celle du terrorisme, le mythe de la révolte des opprimés oscille entre mythe et réalité.