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Agatha Christie : Considéré comme raciste, le roman «Dix petits nègres» devient «Ils étaient dix…»

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Agatha Christie n’en reviendrait pas : ses descendants changent le titre de son best seller, Dix petits nègres, par un nouveau, Ils étaient dix.

Par Ali El Hadj Tahar

Dix petits noirs n’a même pas fait l’affaire pour James Prichard, le petit-fils de l’écrivaine qui a ainsi expliqué sur RTL : « Quand le livre a été écrit, le langage était différent et on utilisait des mots aujourd’hui oubliés. Ce récit est basé sur une comptine populaire qui n’est pas signée Agatha Christie. Je suis quasiment certain que le titre original n’a jamais été utilisé aux États-Unis », indique le petit-fils de l’écrivaine. Il ajoute : « Au Royaume-Uni, il a été modifié dans les années 1980 et aujourd’hui nous le changeons partout. Mon avis c’est qu’Agatha Christie était avant tout là pour divertir et elle n’aurait pas aimé l’idée que quelqu’un soit blessé par une de ses tournures de phrases. Aujourd’hui heureusement, nous pouvons y remédier sans le trahir tout en étant acceptable pour chacun. Ça a du sens pour moi : je ne voudrais pas d’un titre qui détourne l’attention de son travail. » « Si une seule personne ressentait cela, ce serait déjà trop ! Nous ne devons plus utiliser des termes qui risquent de blesser : voilà le comportement à adopter en 2020 », poursuit James Prichard. Enfin, c’est son avis, mais le mot nègre, nigger, en anglais, et qui vient du latin, niger qui veut dire noir, est devenu un terme raciste au fil des années. En français standard, il a certes pris un caractère péjoratif pour désigner les Noirs. Or en créole haïtien, le mot « nèg » (nègre) veut simplement dire « homme ». En anglais, le mot nigger (nigga en argot américain), forcément tabou chez les Blancs, est très prisé des jeunes Afro-Américains, qui l’utilisent souvent entre eux. D’ailleurs, le chanteur afro-Américain Kanye West a une chanson qui s’intitule Niggas in Paris, chantée avec Jay-Z.  Columbia a édité un album intitulé « Nigger Blues » de Leroy « Lasses » White en 1916. Plusieurs exemples peuvent être donnés, puisque même John Lennon a écrit une chanson intitulée Woman is the nigger of the world, en reprenant sa femme Yoko Ono qui avait déclaré que « la femme est la négresse de l’humanité » en 1969. Patti Smith a une chanson intitulée Rock N Roll Nigger sortie en 1978… Le terme revient souvent dans les livres de recherche, par exemple chez le professeur et activiste Jerry Farber, notamment dans l’essai intitulé The Student as Nigger. Son autobigraphie White Niggers of America, date de 1968, et montre que la réappropriation du mot nègre relève d’une entreprise de valorisation de soi par un terme initialement connoté pour déprécier. La victime peut se venger en détournant un mot blessant.
Ainsi donc, le célèbre roman d’Agatha Christie, Dix petits nègres, devient Ils étaient 10. Dix anonymes valent-ils mieux que dix nègres ? Alors que le titre donne une indication sur les personnages, Ils étaient 10 est à des années lumière de l’intention de l’auteure, qui travaille sur les pistes qui commencent dès le titre du roman. Les ventes de ce livre dans le monde ont atteint 100 millions d’exemplaires et représentent 20% des deux milliards de livres vendus par Agatha Christie. Aujourd’hui, le petit-fils de l’auteure est en charge de son patrimoine.
Ce changement de titre, qui survient dans un contexte post Black Lives Matter (BLM) — qui se traduit par « La vie des Noirs compte », un mouvement politique apparu en 2013 aux États-Unis dans la communauté afro-américaine militant contre le racisme envers leur communauté. Ce mouvement a pris de l’ampleur après l’assassinat du jeune George Floyd par un policier, en mai dernier. La décision de l’héritier de l’écrivaine intervient notamment près la polémique suscitée par le film Autant en emporte le vent et dans la foulée de ce mouvement où l’on a déboulonné des statues, remisé au placard une exposition sur l’œuvre de John Wayne…
Le philosophe français Raphaël Enthoven s’insurge contre l’idée de débaptiser le livre et l’estime scandaleuse car l’œuvre d’Agatha Christie n’a rien de raciste, estime-t-il. Il pense que la polémique est symptomatique de «l’unanimisme, la disparition de la dialectique, l’écrasement de l’opinion dissidente». Il avertit : «si le discours majoritaire se conduit en tyran, alors c’est l’enfer». En effet, le mot nègre est connoté négativement, mais essentiellement dans les années les plus sombres du racisme, notamment aux États-Unis. A l’époque, il était utilisé de manière frontale et condescendante pour présenter le noir sous une image dégradante qui symbolisant tous leurs prétendus stéréotypes. Les « nègres » seraient des créatures peu fiables, fainéantes, sottes, sans morale… issu du latin, le mot nigger, est apparu en 1775 mais vers 1619, John Rolfe, l’un des premiers colons en Amérique, utilisait déja le mot negars pour décrire les esclaves embarqués vers la Virginie. Nigger ou negar équivalait à Noir avant que la caricature et la mentalité raciste ne le connotent négativement.

Hommes de couleur ou homme de couleur ?
Puis les Américains ont commencé à utiliser les mots « coloured people », « gens de couleur ». C’est plus respectueux, semble-t-il, mais si le pluriel marche, c’est difficile au singulier : “homme de couleur » semble plus improbable que « coloured man », en anglais. Ce terme, prétendument respectueux de « coloured people » date du 19e siècle. C’est précisément en 1851 que le Boston Vigilance Committee, une organisation abolitionniste, publia des conseils adressés aux Coloured People de Boston et de ses environs. Le terme « gens de couleur» est devenu assez courant au point d’être choisi comme auto-identifiant racial pour l’Association Nationale pour l’Avancement des Personnes de Couleur (NAACP). Carla Sims, sa directrice de la communication, estime que le terme est « désuet mais pas offensant. » Pourquoi les héritiers d’Agatha Christie n’ont-ils pas opté pour Les Dix petits hommes de couleur ? Mystère… En tout cas, ce roman n’en est pas à son premier changement de titre. Alors qu’il a été publié initialement sous le titre Ten Little Niggers par Collins Crime Club en novembre 1939, le roman est devenu And Then There Were None dans son édition américaine. Au Royaume-Uni, il a pris ce titre en 1985. Le vieux titre en français a le plus longtemps résisté. En plus du titre, le terme nigger qui revient à soixante-quatorze reprises dans l’original est traduit par… “soldat”. Aujourd’hui, il n’y a plus qu’en grec, en bulgare et en russe que le roman d’Agatha Christie garde l’équivalent du mot « nègre ». Or, il n’est pas évident que ce changement apporte quoi que ce soit à la morale, d’autant que les concepts ont changé tout comme les lois et les mentalités. De plus, il s’agit d’un roman qui humanise des personnages au lieu de les rabaisser. L’intrigue tourne autour de dix personnes, apparemment sans lien entre elles, qui sont invitées à se rendre sur une île sans être accompagnées et qui sont par la suite assassinées les unes après les autres, bien qu’elles soient seules. Cette tendance à la censure avec des prétextes pseudos humanistes et moraux relève d’une certaine ignorance de l’histoire. Or la littérature américaine du dix-neuvième siècle est émaillée d’innombrables usages du «nègre» sans aucune connotation raciste. Le grand Mark Twain, dans Life on the Mississippi (1883), a utilisé le terme «nègre» entre guillemets, indiquant le discours rapporté, mais a aussi employé le mot dans sa propre narration. Joseph Conrad, le célèbre polonais qui a vécu en Angleterre, y a publié une nouvelle intitulée The Nigger of the ‘Narcissus’ (1897), qui est sortie en français sous le titre de Le Nègre du Narcisse, mais pour sa publication aux Etats-Unis, l’écrivain l’a donnée sous le titre The Children of the Sea. Quand la littérature traine à la queue du politiquement correct, elle perd son sens, car elle est supposée faire sens.
A. E. T.

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