Abderrahmane ferme les yeux, tente de retenir ses larmes. «Cette situation, les demandes des enfants auxquelles je ne peux pas répondre, ma maison détruite, mon pays perdu, parfois je suis à bout. Après trois ans ici, j’ai le sentiment qu’on ne rentrera pas», dit-il, cachant son visage. Blessé à la colonne vertébrale à la suite des tortures qu’il a subies pendant dix-neuf jours, en 2011, dans les geôles du régime syrien, Abderrahmane se sent impuissant. Dans l’incapacité de travailler, il a dû vendre les bijoux en or emportés à la hâte en quittant Deraa, puis désormais une partie des coupons d’aide alimentaire, pour louer un rez-de-chaussée borgne dans une banlieue d’Irbid, dans le nord de la Jordanie. Et épargner à ses filles la vie en camp. Entre son pays qui continue de sombrer dans la guerre et ce refuge où aucun avenir ne se dessine, Abderrahmane s’installe dans un désespoir chronique. Comme beaucoup de Syriens réfugiés en Jordanie – 623 000 enregistrés auprès du Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR), presque autant installés illégalement.
La Jordanie ne peut plus assumer le poids économique de tant de réfugiés et renforce ses mesures de contrôle, inquiète d’une expansion de l’Etat islamique (EI) dans ses frontières. En novembre 2014, elle a retiré aux réfugiés l’accès gratuit aux soins de santé. Interdits de travailler, certains prennent le risque d’être expulsés pour de petits boulots mal payés. La frontière syrienne est désormais «strictement gérée», indiquent les organisations humanitaires. Seuls 20 à 30 réfugiés arrivent chaque jour, contre 1 000 auparavant, après un long détour par le désert et la frontière est.
«Stratégie de sortie»
Les organisations humanitaires ne sont plus certaines de pouvoir maintenir leur niveau d’aide avec des budgets en baisse. En décembre 2014, le Programme alimentaire mondial a dû baisser son assistance mensuelle de 24 à 13 dinars jordaniens (32 à 17 euros) par personne, faute de dons. Le budget du service d’aide humanitaire et de protection civile de la Commission européenne (Echo) est tombé de 34 millions d’euros en 2012 à 15 millions d’euros en 2015. «Ça couvre à peine les besoins. On cherche une stratégie de sortie, des liens vers des stratégies de développement», indique Tamara Qaraien, responsable Jordanie pour Echo. La plus grosse enveloppe va aux blessés de guerre qui représentent 6,6% des réfugiés syriens en Jordanie. Handicap international se prépare à réduire ses activités après une nouvelle entaille de 20% dans un budget de 7 millions d’euros. «Il y a un désintérêt massif de la communauté internationale pour la crise syrienne, alerte Anne Garella, représentante régionale. Les financements sont inversement proportionnels aux besoins. Les deux tiers de la population sont dans le besoin et les mécanismes d’adaptation s’épuisent.» Depuis le début de la guerre, en mars 2011, l’organisation a pris en charge plus de 90 000 réfugiés en situation d’extrême vulnérabilité. Elle estime que 50 000 à 70 000 réfugiés ont besoin d’un appareillage et d’un suivi à vie. Souvent, le handicap affecte la famille tout entière. Ahmed, 42 ans, devenu paraplégique à la suite d’un bombardement en novembre 2012, n’est plus capable de subvenir aux besoins de sa femme et de ses deux jeunes enfants. «Au début, je me sentais triste et coupable de ne plus vraiment être un homme », confie-t-il. Entièrement dépendant de l’aide, il s’accroche aujourd’hui aux petits progrès du quotidien et à l’espoir de remarcher un jour.
Loyers exorbitants
Les femmes devenues soutien de famille sont nombreuses. Comme Randa, qui est réfugiée seule à Amman avec ses deux enfants de 9 et 12 ans depuis la disparition de son mari et le bombardement de sa maison dans la Ghouta, à Damas, en 2012. Pour joindre les deux bouts, cette institutrice cuisine ou fait des ménages. L’organisation Care l’a engagée pendant trois mois comme volontaire. «Mes enfants me répètent : «On a échappé à une mort rapide pour une mort lente». Chaque fois qu’ils me disent cela, c’est comme s’ils me tuaient. Ils souffrent de ne pas vivre comme leurs camarades de classe», dit-elle.
Randa met un point d’honneur à ce qu’ils poursuivent l’école. De nombreux parents ont renoncé, faute de pouvoir payer matériel et vêtements, ou parce que l’école est trop loin, ou qu’ils doivent travailler. Dans les familles issues de milieu rural, les filles sont souvent mariées dès l’âge de 13 ans. Face aux loyers exorbitants et à la baisse des aides, la paupérisation est croissante en zone urbaine, où vit près de 80% de la population réfugiée. Certaines familles n’ont d’autre choix que de retourner dans les camps. Celui de Zaâtari a atteint sa capacité maximale avec plus de 84 000 résidents. Depuis son installation chaotique en 2012, le camp a évolué en une véritable ville. Les préfabriqués ont remplacé les tentes.
«Absence d’électricité et d’eau courante»
Sur les «Champs-Elysées», comme les réfugiés surnomment cette rue, restaurants et boutiques proposent tout, de la réparation de machines à laver aux robes de mariée. «C’est une initiative des réfugiés qu’on ne peut que saluer, car 80 000 personnes ne peuvent pas vivre que de l’aide humanitaire. Au début, les réfugiés ne s’investissaient pas, pensant qu’ils repartiraient le lendemain. Ils réalisent malheureusement qu’ils ne partiront pas de sitôt», commente Hovig Etyemezian, chef de camp du HCR. Bientôt, l’agence onusienne lancera de grands travaux pour rationaliser la gestion de l’eau, des déchets et de l’électricité. Le HCR a eu le «luxe «de planifier le camp d’Azraq avant que ses premiers résidents ne s’y installent, en avril 2014. Situé en plein désert, à l’extrême est du pays, il accueille déjà 13 000 résidents sous des conditions climatiques rigoureuses. Chaque jour, 120 personnes, venues en majorité des villes jordaniennes, s’installent dans les préfabriqués. Une cinquantaine de boutiques tenues par des Syriens et des investisseurs jordaniens doivent ouvrir. L’organisation Care, qui coordonne les activités des ONG sur le camp, tente de trouver une réponse aux doléances, nombreuses, que lui transmettent les responsables de secteurs. «Les coupons alimentaires sont insuffisants, les prix au supermarché trop élevés. On ne peut pas se payer de cigarettes. L’absence d’électricité et d’eau courante est un problème », énumère l’un d’eux. Sans oublier une demande de plus en plus fréquente : trouver une épouse aux résidents célibataires.