Les reporters décrivent une situation chaotique à Ghaza : le matin se lève, mais il n’apporte plus la lumière de jadis. Le soleil se reflète sur les gravats, sur les éclats de verre éparpillés dans la poussière, sur les files silencieuses devant les rares points de distribution d’aide. L’air est lourd d’odeurs mêlées : le plastique brûlé, la fumée des frappes nocturnes, et cette âcre senteur de faim qui colle aux corps et aux âmes.
Depuis le 7 octobre 2023, date où l’occupant sioniste a lancé sa guerre, la vie ici a perdu ses repères. Les chiffres s’empilent comme les pierres des immeubles effondrés : 197 Palestiniens, dont 96 enfants, sont déjà morts de faim. Pas de maladie rare, pas de sécheresse imprévue : une famine délibérément provoquée, méthodiquement organisée par un blocus qui étouffe la bande de Ghaza. Près de la route Salah al-Din, au sud de Wadi Ghaza, un petit groupe attend, les yeux fixés sur un camion d’aide. Les enfants se tiennent par la main, les mères scrutent l’horizon, comme pour deviner si aujourd’hui sera un jour de survie ou de deuil. Puis, le sifflement sec.
L’explosion. L’hôpital Al-Awda comptera trois martyrs, dont un enfant, et douze blessés. Ils étaient venus chercher du pain, ils sont repartis dans des linceuls. Dans le nord-est de la ville, quartier Al-Tuffah, un autre homme tombe, fauché près du carrefour Al-Sanafour. À Al-Shifa, les vitres de l’hôpital vibrent sous le souffle d’une frappe visant un immeuble voisin. Au sud, à Al-Sabra, une maison disparaît en un nuage de poussière. À Khan Younès, deux autres Palestiniens sont tués à Bani Souhaila. En vingt-quatre heures, 100 morts, 602 blessés. Depuis octobre, 61 258 morts, 152 045 blessés, des femmes, des enfants, des vieillards. Et, dans cette guerre, même les lieux censés sauver des vies deviennent des cibles.
Les files de la faim
Depuis mars, quand Israël a rompu un accord de cessez-le-feu, 1 706 personnes sont mortes en venant chercher de la nourriture. La scène se répète chaque jour : une foule s’avance vers des sacs de farine ou quelques boîtes de conserve, et la mort fond du ciel.
En cinq mois, 12 030 blessés s’ajoutent à ces bilans. Jeudi, dans un hôpital saturé de pleurs, un bébé de seize mois s’est éteint, trop affaibli pour avaler la maigre bouillie que sa mère tentait de préparer. En une journée, quatre autres morts liés à la faim. Les chiffres officiels disent 197 morts par famine, mais un rapport de The Economist estime que ce chiffre pourrait être quarante fois plus élevé.
Pendant ce temps, 70 % des bâtiments sont détruits, 76 % des écoles hors service, 95 % des hôpitaux fermés ou bombardés. Dans Sheikh Radwan, six morts supplémentaires, touchés près de la mosquée Beer al-Sabea. À Al-Zeitoun, d’autres frappes. Sur le pont de Wadi Ghaza, les hélicoptères crachent leurs balles.
Vivre en ayant faim
La faim ici n’est pas un simple creux à l’estomac. Elle est une chaîne invisible qui pèse sur chaque geste. Le corps se plie, la tête se serre comme prise dans un étau, les tempes battent au rythme du vide. Marcher devient un supplice : les jambes traînent, le pas est lourd, chaque mètre gagné coûte une bouffée d’air et un battement de cœur. Les rencontres dans la rue se font silencieuses. On baisse les yeux pour ne pas avoir à parler, pour ne pas gaspiller l’énergie. Sur les marchés, les rares produits – une bouteille d’huile, un sachet de sucre, quelques épices – se vendent à prix d’or : plus de 100 dollars le kilo de sucre. Les mains se tendent vers les étals, mais repartent souvent vides.
Leila et le goût perdu du chocolat
Leila a six ans. Avant, elle courait dans les ruelles, chantait en rentrant de l’école. Aujourd’hui, ses gencives sont pâles, son teint est cireux. Elle ne joue plus, ne chante plus. Sa demande la plus simple – un biscuit, un morceau de chocolat – reste sans réponse. Les étals qui, autrefois, regorgeaient de sucreries sont nus. Sa mère détourne les yeux pour ne pas voir la déception dans ceux de sa fille.
Repas à la hâte
Dans une cuisine improvisée, un vieux poêle fume. Pas de bois, pas de gaz : on brûle du plastique ramassé dans les ruines. Dans la marmite, des lentilles, parfois un morceau de pain trempé dans un bouillon clair. On appelle ça la “fetté”. Chacun avale rapidement, comme pour être sûr d’avoir sa part. L’eau, souvent sale, complète le repas. La satiété ne vient pas. Les mères, étourdies, lavent à moitié les ustensiles, cachent un bout de pain pour la nuit, au cas où les enfants se réveilleraient en pleurant. Dans beaucoup de foyers, on endort les plus petits avec des calmants pour éviter les crises nocturnes. Les discussions ont changé. Plus de projets, plus de rêves d’études ou de mariage. Les conversations se limitent à : “Que mangerons-nous demain ?” Trouverons-nous de la farine ? Un peu de sucre pour avoir la force de marcher ? Le blocus, entré dans son cinquième mois, est une arme à part entière. Les prix flambent, l’argent liquide est rare, surtaxé. Les stocks familiaux – farine, conserves – ont disparu depuis longtemps. Ce qui accable le plus, c’est la certitude que cette faim n’est pas une fatalité mais une stratégie, décidée dans des bureaux militaires.
L’alerte du monde médical
À Genève, le directeur général de l’Organisation mondiale de la santé, Tedros Adhanom Ghebreyesus, a lancé un appel : ouvrir d’urgence des couloirs humanitaires pour évacuer les plus vulnérables. “Les gens meurent non seulement de faim et de maladie, mais aussi dans leur quête désespérée de nourriture”, a-t-il dit. Selon l’OMS, depuis le 27 mai, plus de 1 600 personnes ont été tuées et près de 12 000 blessées en tentant d’atteindre des points de distribution. En juillet, 12 000 enfants de moins de cinq ans souffraient de malnutrition aiguë – un record – dans un territoire où l’eau et l’assainissement sont effondrés. Plus de 14 800 malades ont besoin d’un transfert médical urgent, mais moins de la moitié a pu quitter Ghaza.
L’ONU confirme l’ampleur du désastre
Les données de l’ONU sont implacables : sur 136 000 enfants dépistés en juillet, 12 000 souffrent de malnutrition aiguë, dont 2 500 en danger de mort immédiat. En un mois, la hausse est de 18 %. Les restrictions israéliennes sur l’aide humanitaire font que seuls 3 % des enfants concernés reçoivent une assistance. À Ghaza, la faim ne se cache pas. Elle est dans les yeux vides des enfants, dans la lenteur des pas, dans le silence des repas. Chaque jour, les survivants s’éteignent un peu plus, consumés par une guerre qui ne se contente pas de tuer : elle affame, elle brise, elle efface l’avenir.
Les pierres brisées peuvent être remplacées, les routes reconstruites. Mais l’enfance perdue, la dignité piétinée, la mémoire de cette faim imposée resteront comme une cicatrice profonde. Ce blocus, ce siège, cette famine ne sont pas seulement une arme : ils sont une marque au fer rouge sur la conscience du monde. Et quand l’Histoire jugera, les pages écrites à Ghaza depuis octobre 2023 seront l’un des chapitres les plus sombres du siècle.
M. Seghilani