Accueil ACTUALITÉ AÏSSA MANSEUR, CONSULTANT EN AGRICULTURE ET CONSEILLER À L’EXPORT : « Ce...

AÏSSA MANSEUR, CONSULTANT EN AGRICULTURE ET CONSEILLER À L’EXPORT : « Ce qui se passe dans nos marchés n’a pas d’égal dans le monde »

0

Tantôt pénuries, tantôt surplus de production. Tantôt trop cher, tantôt pas du tout au point qu’il est préférable de la jeter. C’est la pomme de terre que les Algériens consomment en des quantités énormes. Aïssa Manseur, consultant en agriculture et conseiller à l’export, revient, dans cet entretien, sur les raisons d’un désordre récurent.

Le Courrier d’Algérie : La surproduction de la pomme de terre a poussé des agriculteurs à en jeter des quantités énormes en l’absence, à ce jour, d’espaces suffisants de stockage. Pourquoi l’Algérie peine-t-elle à régler ce problème ?
M. Aïssa Manseur : À chaque fois se pose le problème de la commercialisation des produits agricoles. Il se répète presque chaque saison. Le marché connaît des irrégularités flagrantes tant en quantité qu’en matière du prix pratiqué dépassant parfois les prévisions des observateurs les plus avertis. Certains produits connaissent des productions importantes, mais faute justement de commercialisation et de stockage, des quantités importantes sont menacées d’avarie.
On parle souvent de surplus de production lorsqu’on produit une denrée en quantités importantes et que les marchés, au niveau national, en sont largement et régulièrement approvisionnés. En dehors de cela, on ne peut parler d’excédent ou de surplus. Il serait plus judicieux d’appeler cela des quantités non vendues à cause de la défaillance du réseau de commercialisation et du manque d’infrastructures de stockage.
Et les problèmes auxquels la production agricole est confrontée peuvent se résumer en 4 axes essentiels : manque flagrant de marchés de gros, faiblesse du réseau de commercialisation et de transport, insuffisance des infrastructures de stockage et, enfin, insuffisance en unités de transformation.
La création des marchés de gros de produits agricoles dans différentes régions du pays, notamment celles classées zones potentielles de production, aurait assuré les agriculteurs et les aurait incité à produire plus et en toute quiétude. L’existence d’une chaîne de commercialisation aurait permis, elle, l’approvisionnement des différents marchés locaux. Il faut aussi noter que l’abondance des produits agricoles n’est « valable » que pour les zones de production, et une fois éloigné de celles-ci, on ne remarque aucun surplus dans les marchés et que les prix sont loin d’être cléments.
Le SYRPALAC, créé en 2008, pour pallier à ce genre de problème, peine, après plus de 10 ans, à accomplir le but pour lequel il a été créé. Durant l’application du PNDA (plan national du développement agricole) on a fortement soutenu la réalisation de chambres froides par les agriculteurs, mais hélas ces dernières sont utilisées par les spéculateurs qui ont mainmise sur les marchés.

Le C.A. -Les mécanismes de la régulation du marché n’ont eu donc pas d’effets positifs ?
M.A.M.- La régulation du marché est du ressort des Pouvoirs publics qui ont aussi le devoir de protéger les consommateurs par des mesures rigoureuses et un contrôle vigoureux de façon à assainir le marché et anéantir à jamais les spéculateurs qui se font enrichir au détriment du pouvoir d’achat des citoyens. Ils doivent également protéger les agriculteurs contre les aléas du marché. Pour cela, un dispositif de protection du revenu de l’agriculteur est plus que nécessaire. L’agriculteur, en effet, doit produire en toute quiétude sans se soucier des problèmes post-récolte.
Quant au stockage, je me demande où sont les chambres froides qui ont été réalisées ou qui étaient censées l’être durant l’application du PNDA (Programme national du développement de l’agriculture) et pour lesquelles l’État a réservé un soutien conséquent.

Le C.A.-Et pour les coûts des transports qu’on dit très élevés ?
M.A.M.- L’absence d’un réseau performant de distribution et de transport a beaucoup aidé à l’apparition de ce genre de problèmes. L’agriculteur ne peut, en effet, faire acheminer sa marchandise aux quatre coins du pays, car cela suppose des frais très élevés. Il faut absolument insister sur l’inexistence de marchés de gros à proximité des zones potentielles de production agricole. Cela engendre une situation propice pour l’apparition des spéculateurs qui ont les moyens de transport et de stockage pour ensuite imposer leur diktat sur le marché.
Durant « les années d’or du soutien agricole », en dépit qu’on ait soutenu n’importe qui et n’importe comment, les Pouvoirs publics n’ont malheureusement pas pensé à la création de chaînes de commercialisation et de transport afin d’approvisionner les marchés de tout le territoire national. Il est, par exemple, quasiment injuste de jeter d’énormes quantités de pomme de terre dans les régions du Nord alors que dans d’autres régions, elle affiche des prix très élevés !

Le C.A.-Et qu’en est-il des semences ? Les agriculteurs ont de tout temps relevé ce problème…
M.A.M.- L’Algérie, avec une moyenne annuelle de 111 kg/habitant, est classée parmi les plus grands consommateurs de pomme de terre au monde. À l’échelle africaine, la consommation moyenne est de 4 kg/habitant/an. La demande nationale est satisfaite à 100% par la production nationale qui est de l’ordre de 45 à 47 millions de quintaux avec un rendement qui dépasse 300 qx/hectare sur une surface qui avoisine les 150 000 ha. Concernant la semence, -L’Algérie importe actuellement entre 120 000 et 150 000 tonnes pour un montant qui varie entre 90 millions et 100 millions de dollars. En Algérie, la première récolte de semence (dans ses variétés appelées « Désirée » et « Spunta ») a été réalisée dans la région de Tiaret en 2012. la semence de pomme de terre a été pour la première fois testée avec succès en plein champ, ce qui a encouragé les responsables en charge du secteur à augmenter les superficies emblavées comme il a été prévu dans le cadre du Schéma national de production de pomme de terre, dont le suivi est assuré par le Laboratoire d’amélioration et de production des semences de pomme de terre (LAPSPT) de Tiaret, sous tutelle de l’Institut national de la recherche agronomique d’Algérie (INRA) et koica, le partenaire coréen chargé, de son côté, de la formation des cadres et de l’assistance technique.
Les responsables du secteur de l’agriculture ont pour objectif premier de permettre un approvisionnement régulier du marché national en semences de qualité, à des prix compétitifs et de façon permanente. Mais jusqu’à présent et après huit ans des premières expériences, la production de semence en Algérie n’a pas encore atteint le seuil voulu.

Le C.A.-Un constat que tous les Algériens ont fait : en dehors des périodes de surproduction, les prix de la pomme de terre sont difficilement abordables. On parle souvent de spéculation que vous venez d’ailleurs d’évoquer. Comment ça marche ?
M.A.M.- En termes économiques, la spéculation favorise la formation de monopoles et la régulation consacre l’installation de la concurrence effective, loyale et durable. La spéculation consiste en le détournement des productions agricoles dans le but de faire envoler les prix, ce qui nuit considérablement au pouvoir d’achat des ménages. La spéculation sur les produits agricoles n’a de but que l’enrichissement au détriment des consommateurs pour qui, à cause de cette pratique malsaine, l’accession aux produits essentiels est devenue une lutte quotidienne !
Ce qui se passe dans nos marchés de produits agricoles n’a pas d’égal dans le monde y compris dans les pays qui connaissent des guerres. Une anarchie indescriptible et un dysfonctionnement flagrant ! Sinon comment peut-on expliquer des augmentations qui atteignent parfois 100% pour certains produits, dont la pomme de terre, en l’espace de quelques jours ? En l’absence de dispositif de régulation et de contrôle, la seule règle qui s’impose c’est celle des spéculateurs. Cette situation n’est pas hasardeuse mais c’est la résultante de plusieurs facteurs défaillants à l’aval de la production agricole. Auparavant, c’était l’agriculteur qui se chargeait de la récolte et c’était lui également qui se chargeait de la livraison aux marchés de gros. En fait, c’était une chaîne logistique qui fonctionnait normalement et sans défaillance, car, du producteur au marchand, la chaîne était si courte que les prix ne pouvaient subir trop de changement. Aujourd’hui, la faible mécanisation, le manque de main-d’œuvre, l’absence de marchés de gros à proximité des zones de production et l’absence d’un dispositif de protection des revenus des agriculteurs sont parmi les facteurs les plus contraignants pour les producteurs agricoles. L’affaiblissement et la vulnérabilité de ces derniers ont permis aux intermédiaires et aux spéculateurs de s’accaparer toute la chaîne logistique qui va de l’agriculteur au consommateur. Ils (les spéculateurs) ont atteint un degré de professionnalisme avancé. Ils n’agissent pas au hasard. Ils sont bien informés des réalités du marché, mais surtout ils ont des moyens considérables en matière de transport et de stockage.

Le C.A.-Les Pouvoirs publics, qui peinent à créer, au niveau local, les conditions à même de promouvoir la filière pomme de terre, sortent, depuis des années déjà, la carte de l’export. Ne voyez-vous pas une sorte d’anomalie dans cette démarche ?
M.A.M.- Les pouvoirs publics misent sur l’agriculture pour être l’alternative aux hydrocarbures, et pour atteindre cet objectif presque « utopique », l’exportation des produits agricoles doit procurer au Trésor public plus de 30 milliards de dollars annuellement, alors que jusqu’à preuve du contraire, nos exportations de produits agricoles n’ont jamais atteint les 70 millions de dollars. Il faut aussi produire en quantité suffisante, et surtout d’une façon régulière. Car pour aller vers une réelle activité d’exportation, il est extrêmement important que nos exportateurs respectent leurs engagements vis-à-vis de l’opérateur étranger concernant les quantités à exporter, ainsi que le respect des délais.
À l’heure actuelle a-t-on une production « exportable » suffisante ? Les procédures d’exportation sont-elles assez souples pour accélérer le processus ? La logistique pourra-t-elle être au rendez-vous pour pouvoir acheminer les produits vers leurs destinations dans les meilleurs délais ? Ce sont là des questions qui doivent trouver réponse avant de parler exportation.
H. F.

Article précédentLibye, Constitution et autres urgences de Tebboune et de l’Exécutif
Article suivantSITUATION DE L’ÉDUCATION DANS LE MONDE : « Alarmante », juge l’ONU