Poignant et méditatif, sondant avec une rare acuité les affres du deuil et les tourments de la culpabilité, « Yoko et les gens du Barzakh », dernier roman de l’écrivain Djamel Mati, invite à traverser un purgatoire où errent des hommes et des femmes aux vies brisées par la perte d’un être cher.
Pour son sixième roman, (361p, éd. Chihab), Djamel Mati relate l’histoire de Fatouma et Kamel, un vieux couple stérile, enfermé dans un appartement à Alger avec sa siamoise, Yoko, après la disparition en mer de Mariama, une jeune fille de couleur noire adoptée à l’âge de six mois. En parallèle, le lecteur découvre l’histoire de la voisine du couple, Makioussa, veuve d’Ibrahima Aya, un Malien avec lequel elle a eu une fille, née à Bamako, après qu’une voyante leur eut confié une « Jakuma », une chatte aux pouvoirs surnaturels ne devant sans aucun prétexte être séparée du futur bébé… Ces deux histoires au lien évident seront déroulées en douze chapitres, dont huit se déroulant durant les sept premiers jours de l’hiver 2006. Avec ce choix particulier de temporalité, le romancier impose un rythme très lent à son récit qui prend des allures de huis clos psychologique où la description des souffrances de ce vieux couple, coincé « entre les divagations et les non-dits » donnera au roman ses pages les plus émouvantes. Observations attendries et douloureuses devant la déchéance de l’autre, longs monologues où se révèlent la folie et la culpabilité qui guette les deux principaux personnages, ou rares échanges à la brutalité contenue, autant de manières par lesquelles l’écrivain aborde le « fossé grandissant » qui se creuse entre ces parents endeuillés. Cette ambiance morbide est accentuée par la description de l’hiver algérois que propose Djamel Mati: une saison pluvieuse et sombre -au temps figé comme sr l’horloge de l’appartement arrêtée à dix heure dix- et qui semble noyer de sa tristesse les personnages, rappelant tout au long du roman la manière dont ils ont perdu leur fille. Dans ce « Barzakh » (équivalent du purgatoire dans le Coran) où évolue le couple, l’écrivain incorpore un regard inédit, celui de la siamoise Yoko dont les déplacements et les attitudes face aux évènements sont décrits dans tous les chapitres du roman. Unique compagnie du couple, devenue aphasique après « un choc émotionnel », animal mystérieux ou « maléfique » « possédant plusieurs vies et le don d’ubiquité », Yoko acquiert au fil des pages une place quasi centrale dans le roman et devient le lien qui unit les destins des personnages. La présence de cet être évoluant à » la lisière du songe et de la réalité » confère également une dimension philosophique et spirituelle au roman, dont les véritables thèmes, l’immigration clandestine et le racisme, ne seront révélés qu’au deux tiers du livre. Par petites bribes, insérées sous formes de flash-back en italique dans le corps des chapitres, Djamel Mati livre peu à peu les véritables circonstances de la mort de Mariama, une adolescente révoltée et mal dans sa peau, morte noyée après l’échec d’une tentative d’immigration clandestine. Cette tragédie est, par ailleurs, racontée à travers l’histoire de son fiancé Juba, un jeune homme rongé lui aussi par la culpabilité qui s’est condamné à laver tous les jours les mêmes pierres « pour tenir une promesse » faite à sa dulcinée. Avec cette narration particulière, servie par une langue élégante et un style aussi nonchalant que le félin de son récit, Djamel Mati propose un regard inédit en littérature algérienne sur la « Harga » (l’immigration clandestine), en préférant la relation du drame vécu par ceux qui sont ont perdu un être cher en mer à l’approche frontale du phénomène. Par sa hauteur de vue et la profondeur des sentiments humains qu’il aborde, ce romancier discret mais prolifique, livre également une méditation littéraire sur la reconstruction de soi, tout en alertant avec justesse sur les dégâts du racisme.