Le président islamo-conservateur turc Recep Tayyip Erdogan a présidé lundi son premier Conseil des ministres lors d’une réunion marathon qui a marqué sa volonté de garder la main sur son pays, malgré les critiques de l’opposition contre sa dérive autoritaire. Élu en août à la tête du pays, M. Erdogan a accueilli le gouvernement qu’il a lui-même dirigé pendant onze ans dans son nouveau et très controversé palais de la lointaine banlieue d’Ankara. Pendant plus de huit longues heures, le chef de l’Etat et son équipe ont passé en revue leur programme économique et fait le point des tensions entre militants kurdes et les forces de l’ordre dans le sud-est du pays, a rapporté à la presse le porte-parole du gouvernement, Bülent Arinç.
« Si M. le président veut à nouveau présider une telle réunion à l’avenir, il pourra le faire», a lancé M. Arinç aux adversaires du régime. «Il peut user de ses prérogatives constitutionnelles quand il le veut», a-t-il insisté en précisant que le prochain conseil aurait lieu la semaine prochaine dans son format normal. Rare, l’initiative de l’homme fort de la Turquie n’est pas inédite. La Constitution accorde en effet le droit au chef de l’Etat, dont les pouvoirs sont largement protocolaires, de présider le Conseil des ministres en lieu et place du Premier ministre, qui dirige l’exécutif. Avant lui, cinq chefs de l’Etat ont déjà présidé la réunion hebdomadaire du gouvernement, le dernier d’entre eux à l’avoir fait ayant été Süleyman Demirel, en 2000. Mais dans le cas de M. Erdogan, le geste est tout sauf anecdotique. Contraint de quitter la tête du gouvernement en vertu d’une règle de son Parti de la justice et du développement (AKP), il a répété qu’il ne serait pas une «potiche» mais un «président qui transpire», et donc qu’il conserverait les rênes de la Turquie. M. Erdogan souhaite donc modifier la loi fondamentale pour présidentialiser le régime. Mais son parti doit pour cela obtenir aux législatives de juin prochain une majorité des deux tiers qui paraît très difficile à décrocher.
«Fait accompli»
Elu dès le premier tour au suffrage universel direct avec près de 52% des voix, M. Erdogan a sans attendre déjà commencé à modifier la pratique présidentielle de ses prédécesseurs.
En la personne d’Ahmet Davutoglu, il a nommé à la tête de l’AKP et du gouvernement un fidèle qui lui fait peu d’ombre. Dans son nouveau palais de 490 millions d’euros, il a étoffé son cabinet pour garder la main sur les secteurs essentiels de la société. Et il continue à s’exprimer à tout-va sur un ton très politique, comme un chef de la majorité. Ce style suscite la colère de ses adversaires, qui lui reprochent sa folie des grandeurs et l’accusent de dérive autoritaire et islamiste.
S’il est unanimement crédité de la forte croissance économique qui a accompagné les douze ans de règne de son parti, M. Erdogan s’est attiré de nombreuses critiques après avoir violemment réprimé la fronde antigouvernementale de juin 2013 ou lorsqu’il multiplie les attaques contre la presse. Dans ce contexte électrique, l’opposition a vertement dénoncé sa décision de convoquer le gouvernement dans son palais. «Ce fait accompli d’Erdogan est une répétition générale du système présidentiel qu’il espère imposer après les élections de juin 2015», s’est offusqué un député du Parti républicain du peuple (CHP, social-démocrate), Aykan Erdemir. «Dans le passé, le conseil n’a été dirigé par le président qu’à des moments de grave crise politique», a-t-il ajouté dans un entretien avec l’AFP. Ce fut le cas en 1974, lorsque la Turquie envahit le nord de Chypre, ou aux pires heures de la guérilla des rebelles du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) dans les années 1990. La position inconfortable de M. Davutoglu a fait les délices des réseaux sociaux, qui ont repris en boucle en la détournant une photo qui le montre seul à la table du conseil, avec pour seule compagnie un verre de jus d’orange.