La Turquie de Tecep Tayyip Erdogan a vécu, dans la soirée d’avant-hier, mardi 28 juin, des moments extrêmement douloureux. Incontestablement, parmi les plus dramatiques qu’elle a connu ces derniers temps. Et Dieu sait combien ceux-ci sont nombreux. Surtout depuis l’avènement, en 2011, du sinistre « printemps arabe » et la détérioration de la situation sécuritaire en Syrie voisine.
Un triple attentat-suicide a, en effet, visé l’aéroport Atatürk, un des deux aéroports internationaux de la ville d’Istanbul. Qui s’est soldé par un bilan, toujours provisoire à l’heure où nous mettions sous presse, de 41 tués, dont 13 étrangers de différentes nationalités, et 239 blessés, parmi lesquels 130 étaient encore, dans l’après-midi d’hier, sous surveillance médicale dans les différents hôpitaux de la plus grande ville turque. Un attentat qui survient dans la continuité des nombreux autres qui ont frappé la Turquie ces dernières années. Certains liés au récurrent problème kurde et d’autres, les plus nombreux, à l’évidence, à la détérioration sécuritaire précitée dans la Syrie voisine. Une détérioration à laquelle, selon tous les analystes impartiaux, la Turquie d’Erdogan n’est pas du tout étrangère. Outre son appui directaux groupes djihadistes opérant en Syrie, machiavéliquement maquillé en une nécessaire assistance à une prétendue « opposition armée au régime dictatorial de Bachar Al Assad », son territoire a constitué, et constitue toujours, la voie privilégiée, parce que sécurisée et sûre, pour les « candidats au Djihad» venus de nombre de pays musulmans et non musulmans, d’entrer en Syrie. Cette implication de la Turquie, en étroite collaboration avec l’Arabie saoudite et le Qatar, dans le plan de déstabilisation et de démembrement de l’aire géopolitique arabe obéissait – l’emploi de l’imparfait est justifié par les changements intervenus tout récemment dans ses postions -, pour la Turquie d’Erdogan, à un double objectif : pour le premier, donner des gages de fidélité aux «maîtres du monde» occidentaux et ce, dans le secret espoir d’en obtenir, si ce n’est un appui franc, du moins, l’engagement qu’ils ne l’empêcheraient pas d’aller au bout de son rêve ; et pour le second (objectif), préparer le terrain à la concrétisation du « rêve ottoman » qui semble hanter, à l’obsession, le président turc. Ce n’est un secret pour personne, tant les faits le prouvent, que Tecep Tayyip Erdogan est mû, dans tout ce qu’il entreprend par l’idée fixe de rebâtir, sous une forme adaptée au monde actuel et aux rapports de force qu’il suppose, il est vrai, l’empire ottoman. Dans ses moments de gloire, s’entend. En clair, avant qu’il ne devienne « l’homme malade » de l’Europe que Kamel Atatürk a terrassé sans coup férir, en 1922. Sauf que des évènements imprévus ont contrarié les plans d’Erdogan. Et, partant, ceux des concepteurs étasuniens et sionistes du GMO (Grand Moyen-Orient) et de leurs sous-traitants arabes dans la région. Le premier de ces évènements a été, incontestablement, la résistance, inattendue pour lesdits concepteurs du GMO et leurs sous-traitants régionaux (arabes et turc)de la Syrie, de son peuple et de son armée ; une résistance rendue possible par l’entrée en scène, aux côtés de la Syrie de Bachar Al Assad, d’acteurs régionaux radicalement opposés aux menées « occidentalo-turco-khalidjites » : l’Iran et le Hizbollah libanais, à savoir et principalement. Et le second, à l’évidence, décisif de par les changements radicaux qu’il a provoqué dans le rapport de forces existant sur le terrain proche-oriental, l’intervention militaire russe directe dans le conflit syrien. Une intervention qui a mis à nu la duplicité des pays occidentaux et de la prétendue coalition arabe, dirigée par le Royaume des Al Saoud, à leurs bottes, dans la supposée lutte contre le terrorisme international : En quelques mois, la Russie a, en effet, obtenu des résultats autrement plus probants que ceux engrangés par «l’autre bord» en plus d’une année de supposée lutte contre Daesh. Et permis (l’intervention russe), par l’affaiblissement avérée des capacités de nuisance et guerrières de cette organisation terroriste, créée par les Etats-Unis et « entretenue », militairement, par la Turquie d’Erdogan, et financièrement, idéologiquement et «humainement», dans le sens de son «renflouement» en combattants, par l’Arabie Saoudite, essentiellement, et les autres monarchies du Golfe, à un degré moindre. Des données, le basculement du rapport de forces en faveur de la Syrie et de ses alliés et la défaite militaire qui s’annonce, aussi bien en Syrie qu’en Irak, de Daesh et de toutes les autres organisations terroristes activant dans les deux pays, qui ont, à l’évidence, donné à réfléchir au chef de file des « néo-ottomans». Au point de l’obliger, pour reprendre la bonne expression de Slim, notre caricaturiste national, «à mettre beaucoup d’eau dans son l’ben ». Et, partant, à revoir radicalement ses positions. Comme le révèlent, on ne peut mieux, les excuses qu’il a fini par, officiellement, présenté au président russe pour la mort du pilote russe dont l’avion a été abattu, il y a huit mois, par la chasse turque au prétexte – fallacieux, comme le démontrent ces excuses mêmes – qu’il avait violé l’espace aérien turc. Que nombre d’observateurs, dont Farid Benyahia, docteur en Relations internationales diplomatiques que nous avons contacté par téléphone (Voir entretien ci-contre), n’ont pas manqué d’interpréter comme le clair indice d’une volonté manifeste d’Erdogan de se rapprocher de l’Ours russe». Et, partant, d’une volonté de recentrer son action sur la défense des intérêts propres de la Turquie. Surtout que, dans le même temps, avec la montée en puissance du PKK et la consolidation, avec la bénédiction occidentalo-sioniste, de «l’État» du Kurdistan irakien, de sérieuses menaces se font jour sur l’unité même de son pays. Un recentrage qui, faut-il le dire,n’est pas apprécié par tous. Notamment par ses (anciens ?) alliés et complices dans la déstabilisation et le démembrement des pays de la région. De la Syrie et de l’Irak, en particulier. Est-ce dans ce mécontentement (de ses (anciens ?) alliés qu’il faudrait aller chercher l’explication à l’attentat meurtrier d’avant-hier ? Farid Benyahia qui demeure toutefois ouvert à d’autres pistes, n’en est pas loin de le penser : « La volonté d’Erdogan d’aller vers des relations plus apaisées avec la Russie qui suppose sa « sortie » des manœuvres auxquelles il a jusque-là pris une part active, est perçue par ses (anciens ?) alliés comme une trahison », nous a-t-il, en effet, déclaré. Une lecture (celle relative à la volonté du président turc de se rapprocher de la Russie) que l’appel de celui-ci « à une lutte conjointe contre le terrorisme et à l’adoption d’une attitude résolue contre les organisations terroristes dans le monde », conforte grandement : l’appel en question ne pouvant être adressé qu’à un pays avec lequel on ne coopérait pas auparavant. Dans ce cas, à la Russie. Est-ce à dire qu’avec ce rapprochement entrevu entre deux pays incontournables de la scène moyen-orientale, la région est à la veille de changements radicaux, prélude au règlement des nombreuses crises qui s’y déroulent ? Pour nombre d’observateurs, rien n’est moins sûr tant la situation y est complexe et enchevêtrée. Et tant les intérêts, économiques et stratégiques, en jeu y sont immenses. Une région où la question palestinienne, quoi que l’on dise demeure centrale. D’où les interrogations sur les dessous du rapprochement, officiellement annoncé celui-là, entre la Turquie d’Erdogan et l’entité sioniste. Des interrogations dont la pertinence réside dans le fait avéré que le chaos dans lequel se débattent nombre de pays de la région profite à cette dernière. Et que les instruments de ce chaos sur le terrain sont précisément ces organisations terroristes, à leur tête Daesh et les organisations de l’opposition armée syrienne, qu’Erdogan prétend vouloir combattre aujourd’hui…
Mourad Bendris
Farid Benyahia, docteur en Relations internationales diplomatiques :
« Le problème de la Turquie est la préservation de son unité menacée…»
Farid Benyahia est expert en relations internationales. Dans le bref entretien que nous avons eu avec lui, il avance certaines pistes pour expliquer l’attentat-suicide d’avant-hier qui a visé un des deux aéroports de la ville d’Istanbul. Et analyse les raisons à l’origine des changements intervenus tout récemment dans les positions du président turc.
Le Courrier d’Algérie : La violence prend de l’ampleur en Turquie. Un triple attentat-suicide meurtrier vient d’être perpétré à l’aéroport Atatürk d’Istanbul. Quelles en sont les causes, à votre avis ?
Farid Benyahia : La dégradation de la situation sécuritaire en Turquie peut s’expliquer par des causes endogènes et des causes exogènes. Concernant les premières, il faut savoir que dans ce pays existe une opposition, laïque, qui n’a pas pardonné à Erdogan les amendements constitutionnels qu’il a introduits, en septembre 2010, par voie référendaire. Du fait que ces amendements ont, selon elle, porté atteinte à l’héritage d’Atatürk, le Père de la Turquie moderne. De même qu’elle n’a pas apprécié l’amendement constitutionnel sur « la levée de l’immunité parlementaire pour tout député impliqué dans des affaires de justice ». Et ce, au prétexte qu’il visait ses députés. À ces causes, il y a lieu d’ajouter les menaces sur l’unité de la Turquie : beaucoup de Kurdes turcs ne désespérant pas de suivre, par la violence si c’est nécessaire, l’exemple du Kurdistan irakien. Une troisième piste existe qui pourrait expliquer la détérioration de la situation sécuritaire en Turquie et même le dernier attentat d’Istanbul ; celle des opposants à l’entrée de leur pays dans l’UE dans laquelle ils n’y voient que le début de difficultés économiques sans fin pour les Turcs. En recourant à la violence, ils veulent amener l’UE à refuser et, à tout le moins, à retarder, cette adhésion voulue par Erdogan. Pour les facteurs exogènes, ils tiennent aux changements intervenus récemment dans les positions du Président turc. Le plus marquant de ces changements est incontestablement le rapprochement qu’il a amorcé avec la Russie. Et en lequel ses alliés, l’Arabie saoudite, le Qatar et les États-Unis voient une trahison avérée.
-Qu’est-ce qui motive, à votre avis, ce brusque revirement dans la position d’Erdogan vis-à-vis de la Russie de Poutine ?
– Tout indique que la Turquie veut sortir du bourbier dans lequel elle s’est enlisée. Et, partant, qu’elle veut se focaliser dorénavant sur ses seuls intérêts bien compris. Pour cela elle est en voie de lâcher et Daesh et la prétendue opposition armée syrienne. Surtout que de gros nuages sont en train de s’amonceler sur son unité ; une unité qu’Erdogan veut à tout prix préserver.
– Pour en revenir à l’attentat d’Istanbul, quelle est ce qui semble, pour vous, la plus plausible?
-De prime abord, celle des alliés semble la plus plausible. Un élément la conforte : le ferme appel lancé, selon toute vraisemblance, à la Russie, par Erdogan, à une conjonction des efforts dans la lutte contre le terrorisme…
Entretien réalisé par M. B.