Un « pays des merveilles » qui ressemble fort à la Russie d’aujourd’hui, avec ses travers: un théâtre moscovite montre une adaptation audacieuse du classique de Lewis Carroll malgré un climat de censure de plus en plus pesant sur le monde culturel.
La comédie musicale débute sur une salle de tribunal où Alice est jugée. Après son évasion de prison avec l’aide du Lapin Blanc, elle traverse un territoire bourré de références à la société russe actuelle. La Chenille, l’un des personnages qui donne des conseils à Alice dans l’oeuvre originale de 1865, arrête la jeune fille pour lui demander ses papiers d’identité, une pique à un système parfois bureaucratisé à l’extrême en Russie. Lorsque Alice sort du terrier, elle ne se retrouve pas dans l’Angleterre du 19e siècle, mais dans un « pays vaste, vide et froid ». La Reine de Coeur y a « tout interdit » et tous les compagnons de la jeune fille sont devenus des complices du régime. La pièce, intitulée « Cours, Alice, cours », jouée au théâtre Taganka de Moscou, est l’une des oeuvres audacieuses à l’affiche dans la capitale russe, où émerge une nouvelle vague de créations contemporaines imprégnées de politique malgré une pression accrue des autorités, souvent sous l’influence des milieux conservateurs ou religieux.
« Sens de l’ironie »
« Il est difficile de vivre en Russie si vous n’avez pas un bon sens de l’ironie. Si vous prenez tout au sérieux, vous pouvez devenir fou », résume auprès de l’AFP le metteur en scène de la pièce, Maxime Didenko. Né dans une famille d’acteurs et de directeurs de théâtre, M. Didenko, 38 ans, est l’un des metteurs en scène les plus en vue en Russie. Il a remis au goût du jour de nombreux classiques soviétiques, dont plusieurs comédies musicales avec profusion de costumes, de traits d’humour et parfois de lectures politiques. Maxime Didenko ne cache pas que son adaptation d’Alice au pays des merveilles constitue une réaction à l’arrestation du metteur en scène Kirill Serebrennikov, qui a profondément choqué le monde du théâtre il y a deux ans. Assigné à résidence depuis août 2017, M. Serebrennikov est actuellement jugé pour des accusations de détournement de fonds publics qu’il dément.
Pour ses partisans, il paye sa liberté de création et ses pièces parfois osées, mêlant politique, sexualité et religion, dans un pays où les autorités poussent pour un retour en force des valeurs traditionnelles et conservatrices. M. Didenko, qui s’est rendu aux audiences du tribunal par solidarité, décrit son collègue comme un modèle qui a « complétement transformé » le théâtre en
Russie.
« Trop sensible »
Pour Maxime Didenko, il s’agit de « refléter la réalité » de la Russie d’aujourd’hui dans ses pièces. Dans « Le Cirque », il reprend un film de propagande soviétique de 1936 dans lequel une Américaine est victime de racisme à l’Ouest pour avoir donné naissance à un enfant noir. Lorsqu’elle déménage à Moscou, elle est accueillie à bras ouverts. « C’était le film préféré de Staline, il n’arrêtait pas de le regarder », explique M. Didenko.
Cette histoire « trouve écho » aujourd’hui en raison de ce que le metteur en scène décrit comme la différence entre « la vision propagandiste des choses » et « les véritables informations que nous entendons tous les jours » sur la situation en Russie. Maxime Didenko reconnaît éviter certains sujets comme la religion, un thème « trop sensible » au vu de récentes lois russes qui punissent l' »offense aux croyants ».
« Réfléchir à deux fois »
Boris Mezdritch, lui, connaît le prix à payer lorsque les autorités considèrent que vous êtes allés trop loin. En 2015, il a été renvoyé d’un théâtre public de Novossibirsk, en Sibérie, après des plaintes de responsables du clergé orthodoxe ayant vu une interprétation d’un opéra de Wagner. Cette version, transposée au 21e siècle, faisait de Jésus Christ le personnage d’un film érotique tourné par le chevalier Tannhäuser. Incapable de trouver du travail pendant trois ans et demi, M. Mezdritch a été récemment nommé à la tête du théâtre contemporain Praktika de Moscou. « Nous autres, directeurs de théâtre, et le ministère de la Culture parlons deux langues différentes », constate M. Mezdritch, ajoutant que l’affaire Serebrennikov a forcé les metteurs en scène à « y réfléchir à deux fois dans leur travail ». Selon lui, le « nouveau danger » vient surtout des attentes des autorités en matière de ventes de billets et de leur attribution des contrats via des appels d’offre, « positif pour l’économie, mais pas pour le théâtre ». Contrairement aux cinémas et aux galeries d’art, les théâtres ont bien survécu à la chute de l’URSS et leur réseau dans tout le pays permet aux jeunes metteurs en scène de se lancer plus facilement qu’ailleurs. « Beaucoup de jeunes commencent en province, où vous pouvez dire ce que vous voulez. Il y a de réelles possibilités », relève l’actrice Marina Brousnikina, pour qui ce monde « bouillonne de vie ». Si le cas de Kirill Serebrennikov a tempéré les ardeurs des metteurs en scène, il n’y a jamais eu autant d’opportunités dans le théâtre contemporain en Russie, affirme-t-elle : « Il y a une sorte d’idéologie totalitaire dans l’air, mais nous avons vu pire ».