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Qatar : l’État devenu paria

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Le richissime émirat est désormais sommé par ses voisins du Golfe de rompre son soutien politique, médiatique et financier aux Frères musulmans. Si les grandes ambitions du Qatar, tant par son soutien aux islamistes du Printemps arabe que par ses achats de nombreux biens parisiens, agacent jusqu’en France, peu de pays osaient jusqu’ici critiquer ouvertement l’attitude de Doha. C’est désormais chose faite, et l’événement est d’autant plus marquant que la fronde émane de ses voisins. D’une seule et même voix, l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis et Bahreïn ont décidé mercredi de rappeler leurs ambassadeurs au Qatar, pour dénoncer les ingérences de l’émirat dans leurs affaires intérieures. Une décision rarissime, les trois pays, membres comme le Qatar du Conseil de coopération du Golfe (CCG), n’ayant pas pour habitude d’étaler en public leurs divergences. L’annonce est en réalité le fruit d’une réunion «houleuse» à Riyad, durant laquelle les chefs de la diplomatie du CCG ont acté le non-respect par Doha de ses engagements à ne pas menacer la sécurité de ses voisins. Traduisez : le soutien politique, médiatique et financier de l’émirat aux Frères musulmans, que l’Arabie saoudite vient de classer sur sa liste des organisations terroristes.

«S’afficher pour exister»
«L’Arabie saoudite n’a jamais accepté l’activisme diplomatique du Qatar depuis le Printemps arabe», explique Nabil Ennasri (1), doctorant spécialiste du Qatar à l’université d’Aix-en-Provence. «Elle compte bien porter un coup de grâce à ce tandem.» Les relations entre Riyad et Doha n’ont pas toujours été si tendues. Bien au contraire, les deux voisins filaient même le parfait amour, tant que l’émirat se pliait aux désirs de son grand frère saoudien : consentir à s’effacer au profit de Riyad, leader sunnite autoproclamé du Golfe, qui s’emploie depuis 1979 à contrer l’influence de la République islamique chiite iranienne. Pour ce faire, elle s’appuie sur la protection des États-Unis en échange de la sécurisation de ses approvisionnements en pétrole.
Mais la donne change en 1995, année du coup d’État du cheikh Hamad ben Khalifa al-Thani contre son père. Décidé à sortir de l’anonymat, son minuscule mais richissime pays dans le monde (le Qatar n’est pas plus grand que la Corse, mais détient les troisièmes réserves mondiales de gaz naturel), l’émir s’est lancé dans une ambitieuse politique de «soft power», autrement dit «s’afficher pour exister», sur la scène internationale. «Durant toute la décennie 2000, le Qatar a forgé sa stratégie en prenant le contre-pied de l’Arabie saoudite», souligne Nabil Ennasri. Rapprochement avec Israël, mais aussi avec l’axe chiite Iran-Syrie-Hezbollah, Doha se pose en véritable médiateur des crises secouant la région. Une diplomatie novatrice et ambitieuse à même de secouer la gérontocratie figée du royaume saoud.

Al Jazeera, le coup de maître
Mais son véritable coup de maître, le Qatar l’a réalisé avec Al Jazeera. Créée en 1996, la première chaîne d’information continue en langue arabe donne au minuscule émirat une aura mondiale. Al Jazeera est d’autant plus appréciée que, fait nouveau, elle donne la parole à de nombreux dissidents politiques du Golfe, réfugiés au Qatar, notamment les Frères musulmans. Dix ans plus tard, la chaîne jouera un rôle considérable dans la mobilisation et la contagion du Printemps arabe.
Car la vague de révoltes qui a secoué en 2011 les pays du Maghreb, avant de gagner le Moyen-Orient, va consacrer l’émirat. S’il n’a joué aucun rôle dans son déclenchement, le Qatar se rattrape en participant à l’intervention de l’Otan en Libye, mais surtout en soutenant les Frères musulmans en Tunisie (à travers le parti Ennahda), en Égypte (le Parti de la liberté et de la justice), et en Syrie (via le Conseil national syrien, principal organe de l’opposition, où les islamistes sont majoritaires).

Pragmatisme politique et connivence religieuse
Le choix s’avère gagnant, puisque les islamistes modérés accèdent au pouvoir, tant en Tunisie qu’en Égypte. «Comprenant qu’une nouvelle page se tournait dans le monde arabe, le Qatar a voulu se positionner du bon côté de l’histoire, d’autant plus qu’il savait que des élections libres seraient automatiquement remportées par des mouvements issus de la matrice des Frères musulmans, le référent religieux restant l’élément dominant de l’identité nationale des pays arabes», pointe le spécialiste Nabil Ennasri.
Une posture de soutien à la démocratisation de la région à des lustres du rigorisme politique et religieux appliqué au sein de l’émirat, qui n’a connu aucune élection dans son histoire et qui interdit les partis politiques. «Outre l’intérêt politique, il existe une connivence idéologique et religieuse entre les Frères musulmans et une partie de l’appareil d’État qatari», note Nabil Ennasri. Un «islam politique» plus modéré que le wahhabisme (islam rigoriste) saoudien, qui irrite au plus haut point les octogénaires de Riyad, effrayés à l’idée que leur monopole de l’interprétation de l’islam soit ainsi remis en cause.

La «contre-révolution» de l’Arabie saoudite
C’est donc d’un très mauvais œil que l’Arabie saoudite a accueilli la chute, en janvier 2011, de son plus fidèle allié régional, le raïs égyptien Hosni Moubarak, au profit du Frère musulman Mohamed Morsi, élu au suffrage universel un an et demi plus tard. Surtout que le vent de révolte a déjà contaminé le Moyen-Orient : au Yémen, à Bahreïn et en Syrie. Dans les deux premiers cas, l’Arabie saoudite intervient directement – diplomatiquement au Yémen, en négociant le départ d’Ali Abdallah Saleh, militairement à Bahreïn, en matant dans le sang les manifestants chiites – pour étouffer toute velléité révolutionnaire dans la région. En Syrie, en revanche, la puissance du régime de Bachar el-Assad, protégé contre vents et marées par ses alliés russe et iranien, amène Riyad à s’engager en faveur de l’opposition sunnite armée, et par extension dans une lutte confessionnelle contre la République islamique d’Iran.
En Égypte, enfin, Riyad garantit son soutien financier aux nouvelles autorités du Caire, après le coup d’État de l’armée contre le président islamiste Mohamed Morsi, dont l’organisation – les Frères musulmans – est désormais qualifiée de «terroriste». «Nous assistons à un vrai processus d’éradication des Frères musulmans», analyse Nabil Ennasri, qui évoque une «contre-révolution de l’Arabie saoudite en Égypte». Une manœuvre apportant un coup de frein aux ambitions régionales immédiates du Qatar.

Le cas Qaradawi
Ainsi, l’abdication surprise fin juin 2013 de l’émir Hamad, au profit de son jeune fils Tamim, a été interprétée par beaucoup comme un retour à la raison du Qatar.
«La diplomatie a beau être moins tapageuse, l’ambiguïté demeure», pointe toutefois Karim Sader, politologue et consultant spécialisé dans les monarchies du Golfe. «Les fondamentaux du Qatar restent les mêmes», renchérit Nabil Ennasri. «Les liens entre le Qatar et les Frères musulmans structureront encore de manière durable l’option diplomatique soutenue par Doha.»
En témoigne la poursuite des prêches enflammés sur Al Jazeera de l’imam controversé Youssef al-Qaradawi, maître à penser des Frères musulmans réfugié au Qatar depuis 1970, qui s’est violemment attaqué la semaine dernière aux monarchies du Golfe. En réponse, les trois pétromonarchies du Golfe ont sommé le Qatar de «ne soutenir aucune action de nature à menacer la sécurité et la stabilité des États membres», en citant notamment les campagnes dans les médias, allusion à peine voilée aux interventions de l’imam vedette.

L’émir au pied du mur
«L’Arabie saoudite attend désormais du Qatar un geste concret, qui pourrait être l’exclusion de Youssef al-Qaradawi», estime le spécialiste Karim Sader.
Pourquoi Riyad lancerait-il une telle «chasse aux Frères», alors que l’organisation islamiste est aujourd’hui aux abois dans le monde arabe ? «Pour Riyad, les Frères musulmans demeurent bien plus dangereux dans la clandestinité qu’au pouvoir», rappelle Karim Sader.
«D’autant plus que les secousses du Printemps arabe ébranlent toujours le Golfe, et que l’organisation est la seule opposition islamique crédible aux monarchies du Golfe.»
D’où la nécessité pour le royaume saoud d’achever cette encombrante force politique en poussant son actuel parrain, le jeune émir Tamim, à rompre tout lien avec elle. Pris en tenaille, le nouvel homme fort de Doha paraît condamné à respecter la volonté de son puissant grand frère saoudien.

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