Ou quand la théorie peine à suivre la pratique. Hier, mardi 31 mai, le monde célébrait la Journée mondiale de lutte contre le tabac pour souligner les risques pour la santé liés au tabagisme et de plaider en faveur de politiques efficaces pour réduire la consommation de tabac. L’occasion de faire un état des lieux sur la position de l’Algérie face à ce fléau.
Car, malgré les efforts du gouvernement pour se doter d’un arsenal législatif dissuasif et draconien, le tabac continue malheureusement son hécatombe. Que ce soit chez les hommes ou même chez les femmes, le tabagisme est en train de prendre une ampleur dangereuse en Algérie. Un décès toutes les six secondes, 45 morts par jour, soit une moyenne de 15 000 morts par an. Plus de 35 000 nouveaux cancers, dont 35% sont liés au tabac, sont enregistrés chaque année en Algérie, dont 10 000 cancers du poumon, des maladies vasculaires, cardiaques, digestives et urinaires. Le cancer bronchique touche plus de 90% des fumeurs avec une espérance de vie de moins de sept ans. Le tabac, qui est devenu un produit du quotidien est responsable du quart des décès par cancer, de 1/5éme des décès par maladies cardiaques et de 85 % des décès par la broncho-pneumopathie chronique obstructive, selon le Pr Hamdi Cherif Mokhtar, spécialiste en médecine préventive et épidémiologique et également président de l’Observatoire du Tabac en Afrique francophone, ajoutant qu’il était le « facteur de risque du tiers du cancer au niveau mondial » dans un entretien accordé à l’APS. Le tabagisme passif n’est pas en reste. Il contribue de plus en plus au taux de morbidité et de mortalité lié aux maladies cardio-vasculaires, aux cancers et maladies respiratoires. De plus, le tabagisme entraîne aussi des coûts considérables pour les familles, les entreprises et les gouvernements. Des études ont montré que des taxes de 50% permettraient une réduction de 49 millions du nombre des fumeurs au cours des trois prochaines années et de sauver ainsi 11 millions de vies. Pour rappel, la taxe sur le tabac est passée de 5 à 10% dans la loi de finances 2015. Des chiffres qui font froid dans le dos et qui poussent à tirer la sonnette d’alarme !
Un arsenal législatif drastique mais non effectif
La lutte contre le tabac est une des priorités du gouvernement algérien. à cet effet, ce dernier s’est doté d’une législation stricte et rigoureuse. En effet, l’avant-projet de loi sur la santé, qui sera prochainement soumis au gouvernement, comprend une batterie d’articles dissuasifs interdisant la promotion du tabac ainsi que sa consommation dans les lieux publics en Algérie. Ces dispositifs ne sont pas nouveaux, des lois pénalisantes interdisant la consommation du tabac dans les lieux publics existent déjà. Citons à titre d’exemple la loi 85-05 du 16 février 1985, relative à la protection et à la promotion de la santé qui consacre ses articles 63, 64, 65 et 66 à la lutte anti-tabac. L’avant-projet de lois vient en renfort. La consommation, la promotion et la fabrication du tabac y sont soumises à des restrictions draconiennes. Objectif premier : dissuader de la consommation. L’article 93 stipule que « la vente de tabac ou produits du tabac aux mineurs est interdite ». Toute infraction à cet article sera punie d’une amende de 200.000 à 400.000 da. Il est également spécifié dans l’article 58 qu’il est interdit de fumer dans les lieux affectés à un usage collectif, sauf dans les emplacements spécialement réservés aux fumeurs, par exemple dans les aéroports et les hôpitaux. L’article 58 prévoit des amendes à l’encontre des fumeurs dans les espaces publics. Il stipule que toute infraction à ce règlement sera assortie d’une amende allant de 2000 à 5000 da. Une amende qui peut être doublée en cas de récidive. Les articles 52, 53 et l’article 87 interdisent aussi « toute forme de promotion, de parrainage et de publicité en faveur des produits du tabac » et précisent qu’une campagne de sensibilisation sera menée dans ce sens. De plus, une instruction du ministère de la Santé, de la Population et de la Réforme hospitalière (MSPRH) soumet l’ensemble des structures de santé publiques et privées à une interdiction totale de fumer dans les enceintes de l’ensemble des établissements de santé (publics et privés). L’article 88 précise également que les paquets de cigarettes, en sus de l’avertissement portant la mention « la consommation du tabac est nocive pour la santé », doivent comporter un avertissement spécifique, des dessins ou des pictogrammes émanant de l’autorité sanitaire, « doivent figurer sur l’autre grande surface du paquet ». Concernant les fabricants et les importateurs de produits du tabac, ils sont tenus, selon les dispositions de ce projet de loi, d’informer les autorités nationales compétentes de la composition des produits que le tabac soit destiné à être fumé, prisé, chiqué ou mâché. Ces derniers encourent quant à eux des amendes allant de 500.000 à 1 million de dinars en cas d’infractions, ce qui dénote de la détermination certaine des pouvoirs publics de mener une lutte sans merci contre le tabagisme. Afin de procéder à une application harmonieuse, il a été décidé l’installation d’un comité national de prévention et de sensibilisation sur le tabagisme en application de la décision n°4 du 14 juillet 2014 du Premier ministre, Abdelmalek Sellal, avec la contribution du MSPRH pour assurer « une stratégie nationale multisectorielle de sensibilisation contre le tabagisme ». Cette mesure s’inscrit dans l’application de la ratification par l’Algérie de la convention cadre de l’OMS de lutte antitabac en mars 2006. Dans le même sillage, En 1999, un comité médical national de lutte anti tabac a été créé et en 2007, une instruction ministérielle (n° 020 du 23 mai 2007) relative à la mise en place des hôpitaux sans tabac a été promulguée. Cependant, la lutte ne peut pas se limiter à la simple promulgation de lois. Ainsi, se pose avec clairvoyance, la question relative à l’application de cet arsenal juridique. Car, faut-il le rappeler, des lois de lutte contre le tabagisme existent déjà sans qu’elles ne connaissent d’application concrète. Bien que le ministre de la Santé, de la Population et de la Réforme hospitalière, Abdelmalek Boudiaf, ait appelé à une application plus «rigoureuse » des textes, nul besoin d’être un spécialiste pour constater, qu’en pratique, le chemin à parcourir reste encore long et que les textes ne sont appliqués à la lettre. Chacun peut en faire l’expérience quotidiennement. Qui a déjà vu un fumeur faire l’objet d’une contravention dans une gare, un aéroport ou un hôpital malgré l’existence, certes timide, de panneaux d’interdiction ? Les gens continuent de fumer librement au vu et su des agents de police. Or, la loi 58 est très claire. Idem pour la vente de tabac aux mineurs. Le professeur Hamdi, cité précédemment, estime pour sa part que la lutte contre le tabagisme n’a pas eu d’impact sur la prévalence et l’incidence des maladies qui y sont liées, à cause de l’ »absence ou l’insuffisance » d’une véritable implication multisectorielle et d’une adhésion plus large de la société civile. Il a ajouté que sur le terrain, on ne voit pas encore l’application de la législation existante, en conformité avec la Convention cadre de lutte contre le tabac de l’OMS. La mise en place du comité intersectoriel pour mettre en œuvre les mesures contenues dans le plan cancer 2015-2019 et dans le programme national de lutte contre les facteurs de risque des maladies chroniques non transmissibles (MNT) pourra-t-elle aider à la concrétisation ? Il faut l’espérer. Pour Hamdi, toutes ces mesures doivent être appliquées sur le terrain au niveau des wilayas via une répartition multisectorielle des tâches et un suivi et une évaluation permanents et rigoureux. « On n’a pas le droit de rester passif devant un produit de consommation qui tue. Avec tout cet arsenal législatif, stratégique et opérationnel dont on dispose, on doit impérativement normaliser les maladies chroniques non transmissibles et dénormaliser le tabac », a-t-il exhorté. Au niveau des instituions, des responsables de la direction de la prévention au ministère de la Santé déplore également le non-respect des consignes interdisant de fumer dans les endroits publics. «Nous avons des lois qui régissent la consommation du tabac en Algérie, cependant il n’y a pas d’application réelle », regrettent les responsables concernés qui insistent sur le rôle important des médias dans la sensibilisation. Plusieurs spots publicitaires traitant de la question du tabagisme, ne sont pas diffusés par les chaines télévisées. Toutes ces mesures existent à l’étranger ont déjà fait leurs preuves. Il n’y a pas de raisons pour qu’il en soit autrement en Algérie car les possibilités de sévir ce phénomène existent bel et bien.
Des campagnes de sensibilisation pourtant louables
Depuis plusieurs années, des campagnes de sensibilisation visant à motiver notamment les jeunes à s’éloigner de la consommation du tabac sont lancées régulièrement. Sous l’égide d’associations de lutte anti-tabac, des caravanes de sensibilisation contre le tabagisme ont été lancées à travers le territoire national comme par exemple celle lancée la semaine dernière dans la communie d’El Khroub dans la wilaya de Constantine. Elles ont pour objectif de faire connaître non seulement les dangers du tabac mais également de rappeler les lois interdisant de fumer dans les espaces publics et les sentences qui en découlent. Dans le même ordre d’idée, un comité anti-tabac regroupant des psychologues, des pneumo-phtisiologues, des oncologues, des psychologues et des médecins du travail a été installé à l’Établissement hospitalo-universitaire (EHU) d’Oran. Le président de ce comité, président du Conseil scientifique de l’EHU et chef de service des maladies pulmonaires de cet hôpital, le Pr Salah Lellou, a rappelé que l’objectif de ce comité est d’organiser des sessions de sensibilisation au profit de la population accoutumée au tabac et de provoquer en eux un déclic, notamment chez les lycéens, plus particulièrement exposés aux dangers du tabagisme. Il a souligné à ce propos la forte teneur des cigarettes en produits toxiques pour masquer les effets néfastes de la cigarette. Joignant l’acte à la parole, Le Pr Lellou, a invité les lycéens à se rendre compte par eux-mêmes des méfaits du tabac en rendant visite aux patients hospitalisés dans le service des maladies pulmonaires. Une forme de thérapie de choc consistant à concevoir un effet catalyseur, selon lui. Première cible : le milieu scolaire. Avec environ 14.8% des collégiens et 2.2% des collégiennes qui seraient fumeurs en Algérie sans compter les 34.3% des lycéens et 3.6% des lycéennes qui consomment également du tabac, selon une étude de la Fondation nationale pour la promotion de la santé et le développement de la recherche (Forem), il y a de quoi s’inquiéter pour les générations futures. Le professeur Djamal Eddine Nibouche, chef du service de cardiologie à l’hôpital Nafissa Hamoud d’Alger (ex. hopital Parnet), a déploré le fait que le tabac soit « devenu une drogue très facile d’accès ». Il a souligné le danger que représente la consommation de la cigarette auprès de la population juvénile pointant du doigt la facilité avec laquelle le tabac peut être acquis auprès des buralistes. Selon lui, 20% des jeunes fumeurs ont été répertoriés en milieu scolaire. De la lutte contre le tabagisme, ce praticien estime qu’elle doit prendre en compte des aspects pluridisciplinaires dont le plus important, selon lui, l’aspect le plus important de la lutte contre le tabagisme réside dans l’éducation de la société. « C’est un problème de civisme et de respect d’autrui, vis-à-vis duquel, aucun effort n’a encore été entrepris », déplore-t-il. Les autorités ont également appelé à élargir l’action en milieu scolaire relevant son caractère prioritaire en termes de protection contre les effets néfastes du tabagisme. L’intégration d’un cours expliquant les dangers de la consommation est prévue pour la rentrée 2016. De son côté, l’Association des distributeurs pharmaceutiques algériens, en collaboration avec la direction de la pharmacie au ministère de la Santé, a lancé une campagne de sensibilisation itinérante à travers des messages choc affichés sur les véhicules de transport de médicaments.
La direction de la prévention prévoit également d’élargir cette campagne avec d’autres entreprises de transport. Cette action répond aux exigences du plan stratégique multisectoriel (2015-2019) de lutte intégrée contre les facteurs de risque des MNT élaborée par la direction de la prévention dans le cadre du Programme d’appui au secteur de la santé. Le président de l’Association, Benberou Abderahmane, a affirmé que «nous avons choisi de nous associer délibérément à cette campagne d’intérêt public en signant une convention avec la direction de la prévention et en relayant ainsi les messages que le ministère de la Santé s’efforce de diffuser de manière régulière. Ils font référence à des images choc conçues pour attirer l’attention et faire réfléchir sur la menace que fait peser la consommation tabagique sur la santé » qualifiant cette initiative de « contribution citoyenne.»
Il est aussi question de l’aide au sevrage tabagique avec la mise en place de 53 unités d’aide au sevrage dans les différents CHU et autres structures de santé publique avec l’aide de professionnels, médecins et psychologues qui seront opérationnelles dès septembre prochain. Verrons-nous peut-être prochainement en Algérie, à l’instar de la Grande-Bretagne et de la France, des opérations comme « un mois sans tabac » ?Prévue en novembre 2016 en France et déjà expérimentée Outre-Manche en octobre 2015, elle vise à aider sur une durée d’un mois les fumeurs souhaitant arrêter via des campagnes de soutien à la radio et à la télévision et relayées par plusieurs partenaires. En 2015, plus de 200 000 fumeurs ont tenté l’expérience Outre-Manche avec des résultats plus ou moins probants. Par ailleurs, un arrêté ministériel a été signé permettant la création de consultation anti-tabac.
Pourtant l’épidémie continue
Malgré un début d’application jugé satisfaisant pour le professeur Kamel Bouzid qui dénote une légère amélioration de la situation en Algérie, le pays compte encore aujourd’hui 5 millions de fumeurs, soit 1/8 de sa population, la majorité étant des jeunes. Chose plus grave encore. Une enquête menée dans sept (7) grands hôpitaux du Grand-Alger par le Forem, présidé par Mustapha Khiati, a conclu que 47% des médecins sont des fumeurs potentiels. Toujours selon le Pr Hamdi Chérif Mokhtar, l’épidémie croissante du tabagisme dans notre pays constitue une menace importante pour la santé publique, avec des répercussions socio-économiques importantes. Il précise que « le tabac est la première cause de morbidité et de mortalité évitable, et pourtant la cause essentielle des principales MNT : le cancer, les maladies cardio-vasculaires, les maladies respiratoires et le diabète ». La hausse du tabagisme ne concerne malheureusement pas que les jeunes.
La population féminine est elle aussi touchée. «Le tabagisme est aussi en train de prendre de l’ampleur parmi les femmes», soutient le professeur Djamal Eddine Nibouche, chef du service de cardiologie à l’hôpital Nafissa Hamoud d’Alger. «En Algérie, nous sommes passés des maladies de la misère, à celles observées dans les pays développés où se sont étendues les maladies cardiovasculaires, le diabète ou l’hypertension, dont la cigarette représente l’une des principales causes», fait-il savoir, mettant l’accent sur la mutation négative de la société algérienne faisant du tabagisme encore et toujours un grave problème de santé publique.
Appel de l’OMS au conditionnement neutre
Sur le volet international, l’OMS et le secrétariat de la Convention-Cadre de l’OMS pour la lutte antitabac ont appelé les pays à se préparer au conditionnement neutre et standardisé des produits du tabac selon les directives pour l’application des articles 11 et 13 de la Convention-Cadre de l’OMS pour la lutte antitabac. Mais qu’est ce que le conditionnement neutre ? Plus communément appelé « paquet neutre de cigarettes », il désigne toutes les mesures qui limitent ou interdisent l’utilisation de logos, de couleurs, d’images de marque ou de textes promotionnels sur les paquets de cigarettes hormis les noms de la marque et du produit imprimés en caractères normaux et dans une couleur standard.
Les paquets se caractériseront dorénavant par une seule et même couleur quel que soit la marque, une police de caractère unique et des avertissements sanitaires qui occuperont plus de place, les deux-tiers du paquet contre 40% aujourd’hui. Cette mesure a pour but de réduire de drastiquement l’attractivité du tabac surtout auprès des jeunes en contrant les effets du marketing. Il a été rappelé aux états membres que « le conditionnement neutre constitue une importante mesure de réduction de la demande qui rend les produits du tabac moins attrayants, freine l’utilisation du conditionnement comme moyen de publicité et de promotion, limite les emballages et étiquetages trompeurs, et augmente l’efficacité des mises en garde sanitaires. » Objectif à moyen terme : la mondialisation de cette mesure pour plus de conviction et de persuasion contre toute forme de promotion ou de publicité du tabac.
Anissa Benkhelifa