Joie de retrouver le calme de ces lieux enchanteurs. Plaisir ineffable de se promener dans les allées solitaires qui s’enfoncent brusquement sous un dais de verdure formé de cèdres vénérables. Sentiment d’admiration et de respect, mais aussi de solitude imposée par la grandeur et la majesté des pics et des dômes qui dominent les paysages.
Prise de notes rapide afin que rien ne se perde pour le travail projeté : conversations avec quelques visiteurs, quelques travailleurs du Centre national des loisirs et du tourisme, quelques athlètes en stage, impressions fugitives provoquées par une vue idyllique moments inoubliables qu’immortalise la mémoire aussi fidèlement que le plus sophistiqué des appareils-photos. Dans dix ans, dans vingt ans, toutes les images nées au cours de ce trop bref séjour à Tikdjda seront à la place où elles ont été installées, cataloguées, ordonnées, bref, prêtes à l’emploi. Il suffirait du plus léger déclic pour qu’elles remontent à la surface de la conscience, aussi nettes et aussi émouvantes qu’elles l’ont été dans la réalité.
L’événement
Jamais, le ciel ne nous paraît si bleu qu’en cet endroit qui culmine à près de 1 500 m. C’est peut-être une impression due à l’altitude à laquelle nous ne sommes pas habitués : le ciel paraît beaucoup moins éloigné, l’air infiniment plus léger, ce mardi. Il est onze heures quand nous mettons pied devant l’Hôtel de Djurdjura. On nous dit qu’il fait dans les 36°C. En bas, dans la plaine, le mercure flirte avec les 40°C. Djurdjura, ce colosse de granit, se dresse, sombre et menaçant tout contre le ciel avec une netteté extraordinaire. Que sommes-nous, sinon des fourmis toutes grouillantes dans une de ses mains ? Une légère griserie nous saisit au contact de cet éther si doux, si pur, mais surtout devant cette masse imposante qui nous écrase de sa taille et sa force démesurées. Nous nous en détournons, quelque peu effrayés, pour nous diriger vers les autres hôtels, beaucoup plus bas, là où le ministre de la Jeunesse et des Sports, nous dit-on, est attendu aujourd’hui… là où l’on respire plus aisément. Chacun sait que l’air devient plus rare à mesure que l’on s’élève vers le ciel. Voilà notre légère griserie expliquée. Mais, une fois assis à l’ombre des hauts murs de ces deux hôtels face à la masse granitique figée, pourrait-on dire dans une pose méditative, une espèce d’ennui s’installe. La ponctualité est la vertu des rois. Elle n’est pas celle des ministres même au temps des rois. Aussi, levons-nous pour quitter le groupe de journalistes à l’affût de l’événement que constitue la visite ministérielle. Il n’est pas pour nous. Nous, notre but, c’est Tikdjda. C’est lui l’événement. C’est lui le scoop.
Rencontres inattendues
Qu’espérons-nous donc au moment où nous tournons le dos à la civilisation incarnée par les hôtels, les parcs automobiles, les travailleurs affairés qui courent d’un hôtel à l’autre, la cravate réglementaire en bataille, les athlètes en stage jouant au tennis de table ou au baby-foot à l’ombre des pins du parc ?… Pas une rencontre avec une panthère, tout de même ? Le dernier spécimen a été abattu en 1958, indique un panneau en faïence planté bien en vue à l’entrée du Centre national des loisirs et du tourisme (CNLT), nom sous lequel se regroupe les quatre hôtels à condition de compter celui qui se trouve de l’autre côté de la montagne est qui, au temps de la France a longtemps porté le nom de «Le Palais de Kef». Une hyène, donc ? Une mangouste? Un renard ? Un chacal ? Ou bien, moins exigeant dans nos vœux, nous souhaitons tomber à l’improviste sur singe magot ? Cela par exemple, c’est tout à fait à la portée du notre rêve. Cet animal fort sociable est si commun dans les parages. D’habitude, il hante les lieux et la présence humaine ne le fait pas fuir. Nous préférons nous fier au hasard. C’est à lui de régler la question des surprises que nous aurons à faire au cours de notre déambulation. Mais en fait de surprise c’est un grand portail qui nous barre le passe. Défense d’aller plus loin. Rebrousser chemin ? Un petit passage, très étroit, nous invite, au contraire, à l’emprunter et à poursuivre notre route. Nous demandons la permission à un travailleur qui s’est isolé à l’ombre d’un paquet de cèdre pour poursuivre tranquillement une conversation avec son portable. Il nous fait signe de le prendre et nous nous engouffrons dans le sanctuaire de la vie sauvage. Le silence, troublé seulement par le grincement strident de millions de grillons dans les arbres est tel qu’il en devient presque palpable. La fraîcheur aussi, prisonnière sous les épais ombrages où la lumière ne pénètre jamais. Nous avons l’impression qu’un rideau de fer est tombé derrière nous, nous coupant brusquement du monde des vivants. Et alors que nous marchons, les cinq sens en alerte au maximum, et qu’une sourde inquiétude commence à nous étreindre le cœur, voilà qu’au détour du sentier un gros caillou apparaît, bouchant le sentier. Dans une large anfractuosité un jeune y est tapi à l’ombre, pour se protéger de l’ardeur du soleil.
Et si c’étaient des braconniers ?
Nous nous dirigeons vers lui. Mais à mi-chemin, nous apercevons un autre rocher qui fait face au premier. À son pied se tient un autre jeune. Il est plus proche et plus communicatif. Une conversation s’engage. Il s’appelle Abdenour. Il est chômeur, comme son camarade Kamel, que nous cache le rocher, maintenant que lui faisons face. Il vient tous les mois à peu près avec lui pour être près de la nature. «Nous apportons notre déjeuner avec nous. Et nous passons toute la journée à courir par les sentiers», raconte-t-il. Ils ont déjà fait leur promenade, et maintenant ils se reposent chacun à l’ombre de son rocher. Tout à l’heure, lorsqu’ils se seront reposés, ils reprendront leur course à travers la forêt. S’il a vu des renards, des chacals et des hyènes ? Non, mais il a entendu dire qu’il y en a. En revanche, il a vu des singes, des aigles et des corbeaux. Et même des chardonnerets. Des chardonnerets ? Notre étonnement le frappe. Il doit se douter que cet oiseau a disparu, ailleurs. Mais il nous rassure. Ailleurs, peut-être, mais pas ici. Son camarade quitte son trou et s’éloigne de son rocher sans paraître remarquer notre présence. Nous prenons congé du jeune randonneur et rebroussons chemin. C’est alors croisons celui de deux autres jeunes. C’est la journée des surprises. L’un d’eux porte une cage, et derrière les barreaux, un chardonneret. Nous l’arrêtons pour lui demander s’il chasse cet oiseau rare. Il répond sur un ton rogue qu’il s’en garderait comme de la peste, puisque tous les animaux dans le parc sont protégés. Ah, et lui avec sa cage, que fait-il donc ? Nos questions devenaient gênantes, sans doute, car, le jeune homme les esquive et va rejoindre d’un pas pressé pour rattraper son compagnon sur le point de disparaître derrière la montagne. Dépité, nous rentrons au Centre. Chemin faisant, nous sommes tombés en admiration sur deux petits papillons vivement colorés, aux ailes soyeuses et lustrées qui leur permettent de voler avec grâce.
J’ai vu l’hyène !
Kaci est magasinier. Il voit des renards et des chacals tous les jours. Dès que la nuit tombe, ils s’approchent du Centre dans l’espoir de choper quelque chose. Ils n’ont pas peur de la lumière et se glissent partout où ils pensent trouver quelque nourriture. Mais l’hyène ? En a-t-il vu et quand ? Naturellement, il en a vu une. Il y a un an. Elle était tombée dans un piège tendu au sanglier par les villageois, de l’autre côté de la montagne. Ils pratiquent des cultures maraîchères et cet animal vient souvent la nuit mettre à mal le fruit de leur travail. Quand ils ont vu que c’est une hyène et que l’espèce est protégée, ils avaient alerté les gardes forestiers. Ces derniers sont arrivés avec une cage. Ils l’ont mis dedans et sont partis avec. L’animal était blessé. Après quelques mois de soins, ils l’ont lâché dans la nature. J’ai assisté aux deux scènes. En a-t-il vues d’autres, après ? Non, mais il existe un musée, de l’autre côté de la vallée où on peut contempler à loisir cet animal, dont le cri ressemble à un ricanement, et qui, après une période où on a eu peur qu’il ne disparaîsse, semble se multiplier rapidement. D’autres personnes affirment l’avoir rencontrer loin de son habitat. On a découvert une fois un cadavre près d’Adjiba et de la forêt d’Er-Rich. D’autres encore ont signalé sa présence en plein jour entre Saïd-Abid et Aïn el-Hadjar. Rebhi est chef magasinier. Il est jeune et plein de dynamisme. Son bureau est petit et plein de cartons et de matériels.
Un tableau comportant une quinzaine de photos retracent les 15 sites retenus pour des visites guidées. Il se lève, et avec l’assurance d’un prof, nous donne en s’appuyant sur le tableau, un rapide aperçu des plus beaux paysages de la région. Il cite le Belvédère, surnommé Balcon national, qui permet d’embrasser un magnifique panorama sur la wilaya de Tizi Ouzou, avec un long chapelet de villages où à partir de 1 000 mètres, les forêts de cèdre et de sapin cèdent la place aux olivaies. Vient ensuite dans le même ordre de grandeur, le lac Ilmine, distant de 15 km du CNLT, et qui culmine à plus de 1 700 m d’altitude. On peut marcher dessus et même faire du patinage lorsque la température tombe à moins 0°C emprisonnant l’eau sous une épaisse couche de glace. Hélas, cette belle pièce d’eau, entre Tizi Ouzou et Bouira, devenue une destination privilégiée des familles et des touristes, s’assèche rapidement dès qu’approche l’été. Mais pendant le printemps, la baignade est permise et l’eau fraîche et revigorante y invite beaucoup. Un appel urgent lui fait quitter son rôle professoral. On a besoin de lui pour régler la sono avant l’arrivée du ministre. Nous trouvons de lui demander s’il a vu une hyène depuis qu’il est là. Réponse : oui, il y a quelques mois. Il en a même pris quelques photos. L’animal lui a-t-il paru féroce ? Lui a-t-il montré ses puissants crocs ? A-t-il eu peur ? Non. Il n’était pas seul. C’est l’animal qui a eu peur, puisqu’il a détalé, lui laissant juste le temps de prendre quelques photos.
Un moment de détente avec les athlètes
Rebahi a réussi à mettre au point la sono et diffuse des airs fort entraînants. Au bord de la piscine aux eaux turquoises, les athlètes, sous les parasols, goûtent un repos mérité après l’entraînement. Il doit être 13h. Le ministre ne va pas tarder. Nous en profitons pour compléter nos connaissances sur les 15 sites répertoriés. Le magasinier nous en fournit quelques-unes, mais de plus en plus occupé, il nous confie à l’un des trois guides, plus au courant que lui dans ce domaine. Saâd raconte les randonnées, l’alpinisme pratiqué sur Djurdjura (2 508) et Acoker (2 305), les pistes de ski, la Dent de Lion, la grande grotte, la plus longue d’Afrique, le village abandonné, le gouffre Aswal, la source d’eau gazeuse (thamleth), les soirées organisées par le CNLT, les télésièges qu’on va réparer et qui menaient au mont Khef et pour lesquels le ministre va débloquer 78 milliards, bref, ses courses à travers la montagne en tant que guide entraînant derrière lui des groupes de touristes curieux de tout savoir, de tout connaître. Entre temps, le ministre arrive. Il fait le tour de la piscine où sont agglutinés par groupes les garçons et les filles. Il leur serre la main, s’entretient de leur séjour en montagne et de leurs problèmes. Lynda et Fatima qui pratiquent le taï kwando en ont justement : elles demandent au ministre un plastron électronique. Elles veulent éviter, ainsi, les arbitrages partiaux qui ne donnent pas toujours les points marqués. Le plastron électronique affiche le point dès qu’on marque. Le ministre se fâche. Les filles aussi. Mais calmé, il promettra, lors de son intervention, tout ce que l’on veut pourvu que l’on s’applique en sport comme à l’école. «Vous êtes l’avenir du pays», fait-il observer à l’intention de tous. Les garçons ont reçu le message cinq sur cinq. Zeggen, un brillant élève qui a eu son bac avec mention, et Nassim tout aussi brillant et tous leurs camarades sont convaincus que le sport et les cours doivent aller ensemble. Leur demander s’ils ont vu l’hyène autrement qu’empaillée ou sur des photos ? Ce serait comme de vouloir demander s’il avait vu une panthère, alors que le dernier spécimen a disparu, il y a plus d’un demi-siècle. S’entraînant deux fois par jour et ne sortant qu’en groupes et accompagnés sur des pistes très fréquentées, quelle chance auraient-ils de croiser un animal aussi farouche que l’hyène ?
Nous quittons Tikdjda comme chaque fois que cela nous arrive, avec regret. Mais ce n’est qu’un au revoir…
Ali D.