Boudjemâa El Ankis est né le 17 juin 1927 à Alger, au sein d’une famille originaire d’Azeffoun dans la wilaya de Tizi-Ouzou. Auteur, compositeur et interprète de musique chaâbi, il a marqué son époque, une époque riche et dense où l’art était la continuation de la vie, et la vie intimement liée aux dimensions politique, sociale, économique de plusieurs générations d’Algériens qui essayaient de définir leur présent et leur avenir tout en restant attachés aux liens ténus du passé.
Par Ali El Hadj Tahar
Boudjemâa est l’auteur de tubes inoubliables, même si certains d’entre eux relèvent de la chansonnette comme Ah ya entiyya, contrairement à d’autres, plus profonds, qui le rattachent à son propre style de chaâbi modernisé ou à celui, plus traditionnel, par lequel il a commencé, avec une interprétation majestueuse d’El Meknassia ou Anaya Bejfak. Mohamed Boudjemâa Arezki est né le 17 juin 1927 au 1, impasse du Palmier, Bir-Djebbah à la Casbah d’Alger, d’une famille originaire du village Aït Arhouna. Les cultures française et américaine exerçaient une grande influence sur une partie de la jeunesse algérienne à cette époque-là, et c’est pour cela qu’en étant enfant, Mohamed aimait beaucoup Tino Rossi et cherchait à l’imiter.
Lorsque sa famille déménage dans une quartier de Notre-Dame d’Afrique c’est là, vers l’âge de 10-12 ans, qu’il commence à gratter sur sa première guitare, certainement après avoir commencé sur un bidon d’huile d’automobile trituré en instrument à cordes avec du fil de pêche et un morceau de bois. « Mon père ne savait même pas que je jouais de la guitare, j’étais très jeune », confia-t-il. C’est sur la guitare du coiffeur qu’il a commencé ses premières notes, avant d’acheter la sienne. Il en jouait le jour et, le soir, il la laissait chez le coiffeur Abed. C’est ce dernier qui l’a d’ailleurs surnommé El Ankis. Le matin, il prenait son instrument et allait à Djebel Sidi-Bennour, entre Bouzereah et Notre Dame d’Afrique où, note après note, il apprenait à jouer les airs qu’il aimait. Avec guitare et mandoline pour campagnes, il voue un grand respect aux maitres de l’époque, qu’il écoute religieusement pour ensuite jouer leurs morceaux seul ou chez le coiffeur. Il vénérait El Anka : « J’ai essayé de l’écouter de loin parce que jeune, je n’avais pas le droit d’entrer dans les soirées », d’autant qu’elles étaient surtout privées et familiales. L’époque était au respect et au non empiétement des cercles où l’on n’était pas invité. C’est chez le coiffeur que le chanteur Mohamed Kabaïli découvre Boudjemâa. Puis un jour où l’un de ses musiciens manqua à l’appel, il vint proposer au jeune guitariste de le remplacer. Le père, tombant des nues que son fils jouait de la guitare sans qu’il le sache, accepta l’offre du grand maître.
Pourquoi le surnom d’El Ankis, puisque son nom de famille est Mohamed Arezki et qu’il n’a rien à y voir ? El Ankis est en quelque sorte un petit El Anka, le jeune génie qui montait dans le firmament de la musique algéroise. De plus, la mère de Boudjemâa et celle d’El Anka sont des cousines germaines. En adoptant et en gardant El Ankis comme nom d’artiste, Boudjemâa montre son respect éternel pour le géant du chaâbi, qui est certes né à la Casbah d’Alger mais dont les parents sont originaires d’un village voisin de celui du jeune chanteur, Freha, précisément. Ainsi donc, l’humilité commence dans l’enfance chez cet artiste, et c’est elle qui le guidera toute sa vie. Après l’obtention de son certificat d’études primaires en 1939, il commence à travailler chez son oncle, propriétaire d’une crèmerie, avant de rejoindre Sid Ahmed Serri, au greffe de la cour d’Alger.
El Ankis devient instrumentiste avec El Anka
Ses parents ne lui ayant pas appris l’arabe car ne le connaissant pas, il s’y met en 1957, aidé par un oncle paternel, et cela lui ouvre des perspectives nouvelles d’autant que le chaâbi tout comme le militantisme se rencontraient aux mêmes points cardinaux où la langue arabe faisait le lien entre différentes expressions linguistiques, dont les locutions du berbère et le français. À la fin des années 1930, Boudjemâa intègre la troupe de Mohamed Kébaïli et Chouiter, qui travaillaient sous l’égide du PPA du nationaliste Messali Hadj. En 1942, le jeune musicien exécutera, pour la première fois en public, à l’occasion d’un mariage, Ala Rassoul El Hadi Salli Ya Achiq, un poème classique du genre. On ne sait pas si sa voix à plu à l’époque, une voix cassée avec beaucoup de défauts, à la fois comme enrouée ou enrhumée et qui plus est semble avaler des consonnes. Ce qui est sûr, c’est qu’elle est d’emblée entrainante. Le défaut d’avoir appris l’arabe sur le tard et le chanter donnera sa singularité à son gosier, qui deviendra pur et cristallin avec le temps. Mais dès le 20e siècle, en Occident comme en Orient, la voix comptera de moins en moins dans les arts lyriques. Ce qui compte était son inscription dans le rythme et l’harmonie générale de la chanson, ainsi que ses richesses de variation, de modulation et d’intonation. Et dans ce domaine, Boudjemâa est un as, dont la voix monte et descend aussi vite que les notes accélérée qui l’accompagnent dans l’ikhlass.
Dès 1945, il intègre une troupe dirigée par deux géants de la musique algéroise, El Anka et Hadj Mrizek. Son rêve se réalise. L’apprentissage du medh va renforcer son savoir faire à la fois de guitariste et son chant, en interprétant avec eux un répertoire de louanges et de chants religieux comprenant essentiellement les qacidate comme Chouf li Ouyoubek ya Rassi, Ya lghafel, Ya Khalek lachia, Zaoubnafi H’inak, écrits anciens de différents poètes du genre. Après le 8 mai 1945, il utilise la couverture de chanteur pour faire clandestinement de la propagande messaliste lors des mariages et autres fêtes. « C’est moi qui ai fait Chalat Laayani, se souvient-il. C’était en 1952 à la suite d’un film avec Rita Hayworth et Glenn Ford, probablement L’Affaire de Trinidad, qui l’a fortement inspiré au point de faire cette chanson… C’est là que je dis que j’ai composé cette musique ». Le film l’a inspiré pour cette chanson. El Anka avec qui il a réalisé son rêve de travailler n’a pas cessé de l’inspirer même s’il s’éloignera de plus en plus de son style.
El Ankis travaille ses propres textes quand il ne reprend pas les qacidates du patrimoine poétique et du melhoun national. Une part importante de son répertoire de qacidate lui fut transmise au début de la Seconde Guerre mondiale par Cheikh Saïd El Meddah. Vite arrivé au sommet, il devient exigeant et commence à faire un travail personnel d’arrangement musical avant de se lancer, au milieu des années 1950, dans la chansonnette de bonne humeur. Cependant, cette initiative ne fut pas acceptée par la maison Philips dont le directeur artistique était Boualem Titiche, qui lui a refusé ses œuvres. De 1956 à 1962, il arrête de chanter par solidarité avec la lutte armée, et s’engage discrètement dans la lutte pour l’indépendance. Il est arrêté, jeté prison et torturé à deux reprises par les services spécialisés de l’armée coloniale, en 1957 et en 1960.
Boudjemâa bouleverse le chaâbi et en fait un art jeune et populaire
A l’indépendance, il reprend sa guitare et entonne Djana El Intissar, dont il est parolier et compositeur, évoquant les manifestations du 11 décembre 1961 durant lesquels de nombreux Algériens ont été assassinés, en Algérie et en France. Puis au lendemain de l’indépendance, il contacte le parolier et compositeur Mahboub Bati qui l’aidera à se faire mieux connaitre, notamment avec des textes enjoués de chansonnettes qui deviennent vite des tubes, telles que Ah Ya Ntya, Rah El Ghali Rah, Oualech del ghdar ou encore Tchaourou Aalya. Sachant le nouveau public nouvellement conquis au chaâbi, un genre encore nouveau, se lassait vite des longues qacidates, il ne tarde pas à l’échauffer avec des rythmes vifs et dansants.
Prodigieusement inspiré, Boudjemâa aligne les tubes, l’un après l’autre, et sa renommée ne cesse de grandir. Ses disques sont accueillis avec succès. En apurant ses chansons des longs istikhbar du traditionnel et adoptant des textes courts en rapport direct avec la vie quotidienne, il a choisi une autre voie que celle du maître incontesté de tous, El Anka qui, lui, restera fidèle à lui-même puisqu’en somme c’est lui le véritable créateur du chaâbi. D’ailleurs, il aurait été illogique pour El Anka de dénaturer son propre style avant d’en avoir exploré toutes les possibilités classiques. Seul El Anka pouvait aller jusqu’au bout de la nouvelle forme musicale qu’il a créée et vite devenue classique, charnellement attachée à son créateur. Quant à El Anka, pour briller, il lui fallait aussi être lui-même, indépendant, et c’est ce qu’il a fait en rompant – mais pas totalement – avec le maître. D’ailleurs, il n’y avait pas que Boudjemâa qui sortait un peu du registre traditionnel et qui avaient recours à ces nouveaux procédés : utilisation de la langue populaire algérienne, adoption de nouveaux instruments et de nouvelles compositions musicales et de rythme plus rapide et parfois dansant, joyeux. Alors que Dahmane El Harrachi, installé en France, apportait ses propres changements, Boudjemâa faisait des émules, qui ont saisi la nécessité d’adopter ses rythmes dansants et ses jeunes harmonies. Ils essayaient d’en explorer d’autres possibilités et de transformer un art de tradition fermée et familiale en un art vraiment populaire. Ce créneau porteur est exploité par son élève Amar Ezzahi, ainsi que par El Hachemi Guerouabi, Hassen Saïd ou Amar El Achab.
Boudjemâa El Ankis était prolixe et lègue à la postérité un répertoire riche de plus de 300 chansons ainsi que de nombreux enregistrements du melhoun. Il meurt le 2 septembre 2015 à l’âge de 88 ans à l’hôpital d’Aïn Naâdja à Gué de Constantine, dans la banlieue d’Alger. Il est enterré au cimetière El Kettar d’Alger.
A. E. T.