Huit ans après la révolution, et au terme de quatre années de travaux dans un contexte parfois hostile, l’instance tunisienne chargée de rendre justice aux victimes des dictatures, présente vendredi et samedi de premières recommandations pour que de tels crimes ne puissent se reproduire.
Depuis sa création en 2014, dans le sillage de la chute du régime de Zine el Abidine Ben Ali en janvier 2011, l’Instance Vérité et Dignité (IVD) a auditionné près de 50.000 victimes présumées et transmis quelques dizaines de dossiers à la justice, dans l’optique de faire la lumière sur les atteintes aux droits de l’Homme commises entre 1955 et 2013. Certaines de ces auditions, retransmises à la télévision à une heure de grande écoute, ont constitué une opportunité historique d’entendre les récits glaçants des sévices subis, et des crimes commis, notamment sous la dictature Ben Ali. Dans l’unique pays des Printemps arabes à poursuivre sa démocratisation, l’IVD devait, selon la loi, «parvenir à la réconciliation nationale, (…) archiver la mémoire collective et instaurer des garanties pour que ces atteintes ne se reproduisent plus». Les recommandations qu’elle s’apprête à présenter feront l’objet d’un rapport final à transmettre aux autorités d’ici le 31 décembre, date de la fin de son mandat. Le gouvernement aura ensuite un an pour préparer un plan d’exécution, qui sera contrôlé par une commission parlementaire de suivi. A l’heure du bilan, l’IVD, dont la mission avait été prolongée non sans mal au printemps–, souligne l’hostilité à laquelle elle a parfois été confrontée. «Dès le début, nous avons travaillé sous les tirs, et nous avons affronté des difficultés, en l’absence de volonté politique», dit à l’AFP Khaled Krichi, un des responsables de l’IVD. Toutes les demandes de l’instance pour obtenir les dossiers judiciaires d’affaires de corruption ont ainsi été rejetées, ainsi que les demandes d’accès aux archives du ministère de l’Intérieur concernant des prisonniers torturés, fait valoir M. Krichi. Contestée, une loi d’amnistie portée par le président Béji Caïd Essebsi, a été votée en parallèle l’an dernier, sapant les efforts de recherches de la vérité en blanchissant des fonctionnaires impliqués dans la corruption administrative. Avec le retour progressif au pouvoir de responsables de l’ancien régime, la méfiance grandit contre l’IVD, dont la président Sihem Bensedrine, opposante sous Ben Ali, entretient des relations tendues avec des responsables de l’Etat.
Témoignages publics
Affaires d’assassinats, de viols, d’exils forcés, de corruption ont été étudiées au gré des 62.716 dossiers collectés et des 49.654 auditions organisées. Celles retransmises à la télévision, très suivies, ont permis notamment de parler des tortures commises dans les geôles du ministère de l’Intérieur. Pour juger les affaires dans lesquelles des preuves permettent de remonter toute la chaîne de commandement, 13 cours spécialisées ont été créées, qui ont commencé leurs audiences fin mai. L’IVD a transmis à ces tribunaux plusieurs dizaines de dossiers. Vingt procès sont en cours, concernant notamment des victimes de la révolution de 2011 et des opposants islamistes et de gauche torturés sous Ben Ali ou son prédécesseur Habib Bourguiba. Elle a également traité certains dossiers à l’amiable: 10 accords de réconciliation ont été conclus dans des affaires de corruption financière commise par des personnalités de l’ancien régime, a indiqué M. Krichi, qui préside la Commission d’arbitrage. Ainsi, un gendre de Ben Ali, Slim Chiboub, s’est engagé à payer 307 millions dinars par échéances (100 millions d’euros). En revanche, l’Etat, mis en cause dans des tortures et violences sexuelles, a refusé 1.000 demandes de réconciliation avec des victimes. L’IVD a également reçu 220 demandes de collectivités tunisiennes pour obtenir le statut de «région victime» donnant droit à une indemnisation sous forme d’investissements publics. Elle n’a pas encore tranché.
Indemnisation
Une polémique a par ailleurs éclaté ces dernières semaines sur les indemnisations dues aux personnes victimes de violations graves. Des élus se sont farouchement opposés à toute participation de l’Etat, criant à la ruine et accusant le fonds d’indemnisation de bénéficier notamment à des partisans de la formation d’inspiration islamiste Ennahdha. Fin novembre, l’IVD a publié les critères de réparation, qui excluent les victimes ayant exercé des responsabilités gouvernementales et parlementaires après la révolution de 2011.
Environ 25.000 personnes peuvent prétendre à une indemnisation du fonds dit «Al Karama» (La Dignité), créé en 2014, selon M. Krichi. Celui-ci sera financé par des dons, un pourcentage des sommes récupérées via les accords de réconciliation, et un versement unique de l’Etat de 10 millions de dinars (3,3 millions d’euros).