Principal soutien financier du régime syrien, l’empire de Rami Makhlouf vacille pourtant aujourd’hui, mettant au jour les tensions entre l’homme d’affaires et son cousin, le président Bachar al-Assad, qui s’efforce de raffermir son pouvoir après neuf ans de guerre, selon des experts.
Le mystère plane sur les raisons ayant poussé M. Makhlouf, première fortune de Syrie d’après des experts, à sortir au début du mois de son mutisme pour révéler ses désaccords avec le gouvernement, s’engageant ainsi dans une bataille qui semble perdue d’avance. L’homme d’affaires de 51 ans a publié deux vidéos inattendues sur Facebook, dans lesquelles il interpelle le président Assad tout en s’épanchant sur des impayés réclamés par l’Etat et les mesures d’intimidations des services de sécurité. «Il sent la pression qui s’accroît pour le marginaliser», affirme Jihad Yazigi, directeur du site économique en ligne «The Syria Report». «Il a longtemps essayé de résister, avant de lancer sa dernière carte et d’exposer les dissensions familiales» au grand jour, dit-il, en ajoutant: cela «va lui coûter cher». Pourtant, c’est une amitié remontant à l’enfance qui lie le président et M. Makhlouf, visé par les sanctions américaines et européennes contre Damas. Aujourd’hui, il dirige toujours Syriatel, premier opérateur de téléphonie mobile du pays, un fleuron de l’économie nationale. Mais sa brouille avec le pouvoir a éclaté à l’été 2019, les autorités prenant le contrôle de son organisation caritative avant de dissoudre des milices affiliées. En décembre, quand le gouvernement a gelé les avoirs de plusieurs hommes d’affaires pour évasion fiscale et enrichissement illégal pendant la guerre, M. Makhlouf était notablement concerné. «Dans ce type de régime autocratique (…), personne n’est à l’abri d’un oukase», souligne l’analyste Fabrice Balanche. Evoquant les «campagnes anticorruption, récurrentes car inefficaces» en Syrie, il rappelle que l’objectif inavoué est souvent de «faire tomber les têtes qui dépassent».
«Faire prospérer les affaires»
C’est en tout cas un camouflet pour celui qui a connu une ascension fulgurante quand Bachar al-Assad a pris la succession de son père Hafez en 2000, en devenant un pilier de la libéralisation économique enclenchée. Avant la guerre de 2011, ses activités englobaient l’immobilier ou le secteur de l’électricité. «Il contrôlait des pans entiers» de l’économie, résume M. Yazigi, rappelant que «personne ne pouvait investir dans certains domaines sans passer par lui». C’est pourquoi dès le début des manifestations prodémocratie en 2011, M. Makhlouf est une des figures les plus vilipendées par l’opposition, qui l’accuse d’avoir fait main basse sur l’économie. Le flou règne sur l’étendue de sa fortune, estimée à plusieurs milliards de dollars. Durant les années de guerre, il aurait fait fructifier ses activités. «Grâce à des sociétés écran, il était un des rares capables de détourner les sanctions et de faire venir en Syrie des bateaux de marchandises», assure M. Balanche. «Il a continué à faire prospérer ses affaires avec en plus l’importation de produits agro-alimentaires et d’hydrocarbures», ajoute-t-il. Dès lors, pourquoi ces tensions actuelles ? «Le gouvernement a pris beaucoup d’argent à des hommes d’affaires. Il semblerait que Makhlouf ait (à un moment) refusé de payer», après avoir longtemps financé l’effort de guerre, indique un diplomate arabe basé à Beyrouth. «Certaines informations disent qu’il a essayé de faire sortir de l’argent du pays.» Le retour de bâton pourrait aussi être lié à son statut de poids lourd économique, face à un Etat confronté à un «besoin pressant de liquidités», ajoute le diplomate. Car la Syrie a vu son économie continuer à se détériorer ces derniers mois: la livre syrienne poursuit une chute historique face au dollar, tandis que l’inflation a dépassé 100% en 2019.
«Cousin encombrant»
Durant la guerre, les interventions publiques de M. Makhlouf se sont comptées sur les doigts de la main et la surprise s’est avérée totale lorsqu’il a ouvert en avril un compte Facebook. Dans la première vidéo à l’adresse de Bachar al-Assad, il affirme que le Trésor public lui réclame 178,5 millions de dollars d’impayés (162,2 millions d’euros) et plaide pour un rééchelonnement, en arguant de son caractère vital pour la survie de Syriatel. Dans la seconde, il dénonce des «pressions» des «services de sécurité» qui ont arrêté ses employés, des dizaines, confirme l’Observatoire syrien des droits de l’Homme (OSDH). La crise a poussé des experts à évoquer des pressions de Moscou, qui pourrait avoir réclamé de Damas de trouver des financements alternatifs. Certains médias ont eux évoqué des rivalités familiales impliquant la première dame, Asmaa al-Assad. «Difficile de savoir ce qui se passe», reconnaît M. Yazigi. «Il se pourrait qu’Asmaa (…) cherche à garantir son avenir et celui de son fils», en éloignant la famille Makhlouf, ajoute-t-il. Les tensions ne sont pas sans rappeler les rivalités dans les années 1980 entre Hafez et son frère Rifaat, qui s’était finalement exilé. «Bachar +élimine+ un cousin encombrant, tout comme son père a +éliminé+ Rifaat», dit M. Balanche. Il nuance toutefois: «dans le cas de Rami, Bachar al-Assad va se contenter de lui couper les ailes.»