Le roi Abdallah d’Arabie saoudite a été le premier à féliciter Abdel Fattah Al-Sissi, élu président d’Egypte mardi 3 juin avec plus de 96 % des voix. La réciproque est vraie : le maréchal témoigne à qui veut l’entendre de sa gratitude à l’attention de ceux qu’il appelle «ses amis et ses frères». Comprendre : l’Arabie saoudite, les Emirats arabes unis (EAU) et le Koweït, qui ont soutenu le coup d’Etat du 3 juillet 2013 contre Mohamed Morsi à grand renfort de milliards de dollars. Les chiffres sont colossaux. Au lendemain de la destitution du président Frère musulman, les pays donateurs annoncent un plan de 12 milliards de dollars qui se divise en trois catégories : aides énergétiques en nature (pétrole, gaz), aides budgétaires et dons. Un autre accord est négocié fin octobre avec les Emirats. A la fin de l’année 2013, 16 milliards au total ont été annoncés, dont 6 en dépôt, 4 en nature et 3 en liquidités. Les 3 milliards restants sont destinés à soutenir des projets de développements menés par le gouvernement égyptien. Fin octobre, 50 % des aides annoncées ont été décaissées.
Ces largesses venues de la péninsule arabique sont alors une bouffée d’air pour l’économie égyptienne, asphyxiée après deux ans de chaos politique. De 34 milliards de dollars fin 2010, les réserves en devises étrangères de la Banque centrale sont tombées en juin 2013 à 16 milliards de dollars, soit à peine trois mois d’importations de biens et de services. «Ces injections du Golfe permettent de stabiliser l’économie. L’Egypte est de fait un pays sous perfusion. C’était déjà en partie le cas sous les Frères musulmans avec les aides du Qatar», rappelle Maïa Sinno, doctorante en géographie politique et économique. L’objectif à long terme est également politique : se débarrasser des Frères musulmans, qui constituent une menace pour les EAU, le Koweït et surtout l’Arabie saoudite, soucieux de faire taire les velléités de révolte sur son territoire et de ne pas laisser émerger une contestation islamiste.
«90 MILLIONS DE CONSOMMATEURS POTENTIELS»
Dans la continuité de ces aides étatiques, quantité d’investissements privés se mettent en place. «Pour les pays du Golfe, l’Egypte est une forme de placement. C’est intéressant pour eux d’y investir car le pays est un réservoir de 90 millions de consommateurs potentiels, il possède un vaste territoire et de nombreuses ressources», poursuit Maïa Sinno.
En mars, un accord pharaonique, estimé à 40 milliards de dollars, est signé entre Arabtec, géant de la construction de Dubaï, et l’armée égyptienne, pour la création d’un million de logements d’ici 2020, sur treize sites différents. L’institution militaire égyptienne détient une grande partie de l’appareil de production du pays et constitue une économie parallèle, connue de tous mais opaque et impossible à chiffrer. Le maréchal Al-Sissi, encore général à l’époque, fait lui-même le déplacement à Dubaï pour poser les termes du contrat. Le projet est présenté comme l’un des plus importants partenariats jamais mis en place dans la région.
«Depuis le coup d’Etat, Le Caire est complètement dépendant de ses alliés du Golfe. Ce qui implique un droit de regard de ces pays dans les affaires politiques intérieures de l’Egypte», analyse Maïa Sinno. Soucieux de savoir où est injecté leur argent, les EAU ont nommé le sultan Ahmed Al-Jaber, ministre d’Etat, à la tête d’une délégation de consultants qui vient toutes les semaines au Caire pour sélectionner et valider les projets de développements. L’Arabie saoudite, plus discrète, n’est pas moins présente : lors d’un meeting de campagne de Sissi au Caire, un représentant du royaume wahhabite était sur scène avec l’équipe de campagne.
Abdel Fattah Al-Sissi a fait le choix d’entériner cette dépendance économique et politique : le président a déjà annoncé qu’il comptait sur ses alliés arabes pour financer en partie son projet économique, estimé à 140 milliards de dollars. Car, près d’un an après le coup d’Etat, l’économie égyptienne est exsangue. Les revenus du tourisme, secteur clé de l’économie, ont chuté de 43 % pour le premier trimestre 2014 par rapport à la même période l’an dernier, atteignant difficilement 1,3 milliard de dollars. A titre de comparaison, le tourisme avait rapporté à l’Egypte 12,5 milliards de dollars en 2010, l’année précédant la révolution. Même constat du côté des investisseurs étrangers, qui tardent à revenir, refroidis par l’instabilité chronique. Du coup, la croissance stagnait autour de 1,4 % fin 2013, tandis que le chômage reste endémique, touchant officiellement 13,4 % de la population active (bien plus en réalité), 70 % des sans-emploi étant des jeunes.
«EMBALLEMENT INCONTRÔLÉ DES DÉPENSES PUBLIQUES»
«L’Egypte représente le cauchemar de l’Arabie saoudite, obligée de dépenser sa rente pour maintenir à flots l’économie du pays arabe le plus peuplé», avance Hugo Micheron, spécialiste du Moyen-Orient en sciences politiques. Riyad et ses voisins ont vu d’un très mauvais oeil l’arrivée des Frères musulmans au pouvoir en Egypte alors que la crise syrienne menace de s’étendre à toute la région. Pour se protéger du vent de révolte qui souffle aux portes du royaume, Riyad allonge les dollars. Mais pour combien de temps encore ? «Malgré les prix élevés du baril, le système rentier saoudien est mis à mal par l’emballement incontrôlé des dépenses publiques et de ses propres besoins énergétiques. Au rythme actuel, le royaume consommera en 2030 autant de pétrole qu’il en exporte aujourd’hui», remarque Hugo Micheron. La victoire de Sissi a pourtant redonné confiance à ses alliés du Golfe. Selon une source gouvernementale égyptienne, citée dans le quotidien Al-Masry Al-Youm, un plan de 20 milliards de dollars d’aides supplémentaires serait envisagé. «Il est difficile de connaître les montants exacts. C’est très opaque et les pays du Golfe sont les champions de l’annonce», tempère Hugo Micheron. Les Emirats ont, eux aussi, annoncé la poursuite de leur soutien. Cheikh Abdallah Ben Zayed, le ministre des Affaires étrangères des EAU, a toutefois appelé à une plus grande implication internationale. «Nous voulons des partenaires du monde entier au chevet de l’Egypte, des institutions comme la Banque mondiale et le FMI», a déclaré le ministre d’Etat. Le roi Abdallah d’Arabie saoudite a, pour sa part, proposé l’organisation d’une conférence des donateurs pour aider Le Caire à sortir de la crise. Et, on le devine, pour alléger à long terme les dépenses de son royaume.