Faraj al-Doukali s’empresse de décharger de sa camionnette des dizaines de sacs-poubelles qu’il dépose sur un trottoir à Siyahiya, un quartier résidentiel de l’ouest de la capitale libyenne Tripoli, devenue une décharge à ciel ouvert. «Chaque week-end, je ramasse les poubelles de mes quatre frères dans la ferme où nous vivons tous et je cherche un endroit où les jeter. Je n’ai d’autre choix que de les déposer sur le trottoir», se justifie-t-il.
Des tonnes de détritus débordent désormais des poubelles et s’amoncellent sur les trottoirs dans tous les quartiers de Tripoli, une agglomération de plus de deux millions d’habitants. Cette crise d’ordure s’ajoute au calvaire des Tripolitains dont le quotidien est rythmé par des pénuries en tout genre (carburant, électricité, liquidité…). Excédés autant par les odeurs pestilentielles que par la vue des rats et chats errants festoyant au milieu des poubelles, certains riverains incendient les ordures, parfois à même la chaussée. Ainsi, quand ce ne sont pas les odeurs des détritus en pleine putréfaction, ce sont les colonnes de fumée nauséabonde qui se dégagent dans les rues de la capitale. La crise des ordures n’est pas un fait nouveau à Tripoli, mais elle a atteint ces derniers mois des proportions alarmantes, alors que la capitale est le théâtre à ses portes d’une guerre de position entre pouvoirs politiques rivaux. Les camions municipaux ne ramassent ainsi plus les poubelles, n’étant pas en mesure d’atteindre la principale décharge, située en zone de combats. Celle-ci se trouve à Sidi al-Sayeh, à 45 km au sud de Tripoli, où les affrontements font rage entre les forces loyales au Gouvernement d’union nationale (GNA), reconnu par l’ONU et basé à Tripoli, et celles du maréchal Khalifa Haftar, depuis le début de l’offensive de ces derniers, le 4 avril. M. Doukali crie sa colère. «Est-ce que c’est au citoyen de ramasser les poubelles? Pourquoi est-ce que le gouvernement et les municipalités ne mettent pas des bennes dans chaque quartier à disposition des usagers?».
«Trouvez-nous des solutions»
«Je m’adresse au gouvernement de l’Est (qui appuie Haftar) et celui de l’Ouest (le GNA): gardez les portefeuilles ministériels et l’argent mais trouvez une solution à la crise des ordures qui nous rendent malades», lance un passant, hors de lui. Pour Tarek al-Jadidi, directeur de l’assainissement de l’environnement au Centre national de prévention des maladies à Tripoli, la crise ne pourra que «s’aggraver», sans règlement du conflit et solutions de long terme. Il y a «l’absence d’une sensibilisation environnementale des citoyens», «les institutions de l’Etat qui sont incapables de gérer l’accumulation des déchets dans les rues, en plus des conflits qui empêchent la mise en oeuvre de plans appliqués dans d’autres pays», énumère M. al-Jadidi. Le traitement des ordures à Tripoli se fait en plusieurs étapes: «d’abord il y a les dépôts d’ordures de transit puis la décharge principale qui se trouve dans la zones de combats», explique ce responsable. Ainsi, les «dépôts de transit», devenus de facto des décharges principales, sont saturés.
Maladies respiratoires
Et l’industrie du tri et de recyclage des ordures en Libye est quasi-inexistante. «Certains déchets, comme le verre, le papier et le plastique, peuvent être recyclés si l’on charge des entreprises spécialisées de le faire mais il faut une stabilité sécuritaire pour que le travail de ces entreprises ne soit pas interrompu», dit encore M. al-Jadidi. Rouqaya al-Hachemi, chercheuse spécialiste des questions d’environnement, a récemment mené une étude de terrain sur la crise des ordures dans la capitale. Elle note que les maladies respiratoires et dermatologiques ont nettement augmenté parmi les enfants, les personnes âgées et les femmes enceintes. «Les citoyens sont conscients des risques sur l’environnement et des dangers des incendies sauvages des ordures», avance-t-elle. Mais que faire? Pour régler cette crise chronique, Mme al-Hachemi recommande «la création d’un ministère de l’Environnement pour gérer le dossier des ordures et des lois pour sanctionner les contrevenants». «Cela relève de la sécurité sanitaire des citoyens», souligne-t-elle.