Tapis enroulé sous le bras, des Libyennes marchent chaque jeudi jusqu’à la plage de Tripoli pour une séance de yoga en bord de mer, échappant quelques heures durant au poids de la société et de six années de tensions. «Le yoga m’arrache à la pression dans laquelle nous vivons. Je peux échapper à la réalité», confie Mawadda.
Avec 24 autres femmes en tenue de gym, elle se faufile dans les ruelles de la résidence Ragata, abandonnée depuis la révolution libyenne de 2011, pour rejoindre les bords de la Méditerranée et étaler les tapis de yoga sur le sable. «Pratiquer le yoga sur la plage est, pour nous les femmes, la preuve que nous voulons changer de mode de vie», témoigne Mawadda, une grand-mère tripolitaine sexagénaire. Les dernières années n’ont pas été faciles pour les Libyens, entre tensions et déceptions. Depuis la guerre ayant mené à la chute de Mouammar Kadhafi, ils vivent au rythme des conflits, des divisions, de l’effondrement de l’économie et de la menace des groupes jihadistes. Des milliers de personnes ont ainsi fui ce pays riche en ressources, en patrimoine et en paysages. Ceux qui ont été contraints de rester à Tripoli, où les affrontements entre milices sont fréquents, se sont adaptés en limitant leurs déplacements et leurs loisirs.
Mais cela n’empêche pas des Tripolitaines, confrontées aux coutumes d’une société conservatrice imposant implicitement des restrictions sur les mouvements et les choix vestimentaires des femmes, de rechercher des espaces de liberté. Ce répit, Abir Ben Yushah, directrice de l’une des salles de fitness «BFit» qui appartiennent à sa famille, la leur offre sur la plage de Ragata. «Nous avons compris que les femmes avaient besoin de loisirs et de nouveautés après la guerre» qui a renversé le régime du dictateur Mouammar Kadhafi en 2011, explique Abir. «Avant le yoga, nous avons lancé des cours de zumba, de danses indienne et arabe mêlées à des mouvements de fitness».
«Peur pour la réputation»
Pendant que les élèves, concentrées, suivent les mouvement de l’instructrice, quatre femmes se sont installées sur les rochers. Collées les unes aux autres, elles observent et commentent. Juste derrière, s’alignent les maisons occupées jusqu’en 2011 par les expatriés des entreprises pétrolières. Aujourd’hui abandonnées, elles ont toutes été vidées de leur mobilier, à l’instar des villas des fils Kadhafi. Les Tripolitaines connaissent le yoga depuis un certain temps mais l’idée de le pratiquer en public et au bord de la mer a fait craindre à Abir une réaction négative de la part de la société. Comme pour beaucoup de femmes du monde arabe, le respect des coutumes n’empêche pas les Tripolitaines d’aimer la mode, la musique, les feuilletons turcs et les fous rires.
Nombreuses sont celles qui poursuivent avec succès des études supérieures, côtoient les hommes au travail, conduisent leurs voitures et voyagent si elles en ont les moyens.
Même si aucune loi ne leur impose une quelconque tenue vestimentaire, elles pratiquent l’autocensure par précaution, par tradition ou, paradoxalement, pour jouir d’une plus grande liberté en étant plus discrètes. «Franchement, j’avais peur pour la réputation de notre club et que l’on nous reproche d’être plus libres et ouvertes qu’il ne le faut», confie Abir. «J’ai craint les réactions des maris et des pères, mais les gens ont réellement besoin de loisirs comme ailleurs dans le monde».
La participation au premier cours a été «faible» mais plusieurs femmes sont venues «voir comment se déroulait la séance et vérifier si (…) l’endroit était sûr», raconte-t-elle. Rassurées par la présence du véhicule de police et l’absence d’hommes, la plupart d’entre elles se sont inscrites. «L’idée ne sied pas à toutes les catégories sociales», reconnaît Abir avec lucidité, mais il est important «d’essayer avant de juger».
Pour Iman, le yoga sur la plage n’est finalement qu’une activité physique et mentale dans un endroit isolé. «De quoi devrais-je être inquiète? Que des commandos arrivent par la mer? Qu’ils viennent! Nous sommes toutes là!», lance-t-elle, en éclatant de rire.