Alors que l’EI perd du terrain en Irak et en Syrie, les camps de déplacés en Irak voient affluer des familles prises au piège depuis presque deux ans.«Dès que j’ai su qu’ils étaient libres, j’ai demandé un jour de permission… Je viens d’arriver aujourd’hui ! » Jalal, soldat irakien de 30 ans, affiche un large sourire qui adoucit son visage anguleux.
Il a tombé l’uniforme, et radieux, porte ses cinq enfants et sa femme accrochés à ses bras, à ses jambes et à son dos. Il y a quatre mois, Jalal était parvenu à s’enfuir de son village, contrôlé par l’EI. Mais pas sa famille, prise au piège. Il y a dix jours, l’armée irakienne a ouvert un corridor fin mars, lors de la première phase de l’offensive sur Mossoul, la capitale de l’organisation État islamique en Irak. En trois semaines, 2 400 civils ont ainsi fui les zones de combats et les territoires soumis à Daech.
Le Kurdistan d’Irak (4,5 millions d’habitants) qui accueille d’ores et déjà 1 million de déplacés irakiens et près de 500 000 réfugiés, principalement syriens, pourrait ainsi en recueillir 600 000 de plus au terme de la bataille de Mossoul, selon les Nations unies.
Fuite
Jalal n’est que simple fantassin. Avant 2014, il portait un autre uniforme, celui de policier, durant neuf ans. Puis les djihadistes sont arrivés, et ont convoqué ses collègues pour qu’ils déposent leurs armes et se soumettent à une humiliante séance d’excuses auprès des petits chefs du groupe terroriste, qui leur promettaient en retour de les laisser tranquilles. Cela n’a pas empêché l’arrestation puis la disparition de son capitaine, sans doute exécuté. Le jeune policier l’avait pressenti : lui est directement passé en clandestinité. « Nous avons passé 2 ans enfermés à 40 dans nos maisons », explique la mère de Jalal, en voile noir. Son fils explique : « Les femmes devaient porter le niqab et des gants pour sortir. À la moindre faute, c’était une amende, ou un châtiment. »
Le jeune chef de famille parvient finalement à joindre un cousin, officier dans les milices chiites irakiennes, les Forces de mobilisation populaires. Début 2016, son épouse vient d’accoucher, lui doit fuir. De nuit, il se faufile jusqu’aux lignes des peshmergas, les soldats kurdes qui tiennent Makhmour. Et s’embarque immédiatement pour Kirkouk, où il s’engage.
En mars, débute la bataille de Makhmour. Au signal, 23 membres de la famille de Jalal ont fui à leur tour et marché pendant 8 heures, sur près de 10 kilomètres, en file indienne, sur un sol qu’ils craignaient d’être pavé de mines.
Tous ont atteint Makhmour sains et saufs, et sont désormais réunis au camp de Debaga, sur la route d’Erbil, la capitale du Kurdistan d’Irak. 520 autres familles sont parvenues là, une dizaine arrivent encore chaque jour.
Dans tous les camps de la région, atterrissent ainsi quotidiennement des rescapés, passés entre les mailles du filet. Plus au Nord, dans un camp près de la ville de Duhok, dans une salle commune en parpaings, construite entre les tentes de plusieurs familles, Fabrice, volontaire à Pompier urgence internationale (PUI), s’affaire avec des ciseaux : « On fait avec les moyens du bord », répète-t-il. Sa toute première patiente est une femme de 38 ans, arrivée il y a quelques jours, la jambe gauche plâtrée. Fabrice ouvre petit à petit le coffre de résine trop serré, son collègue Philippe désinfecte le petit orteil tuméfié. Fin mars, de mystérieux passeurs l’ont transportée ainsi, sans béquilles, depuis Raqqa, en Syrie. Sa jambe s’est cassée, lors d’un bombardement allié, assure la jeune femme soignée par PUI. Le plâtre de Helin – pour sa sécurité, son prénom a été modifié – a été posé par des médecins de Daech, quelques semaines auparavant. Le geste le plus humain de ses geôliers, en 20 mois de captivité.
Mariées de force, violées, ruinées
Elle est yézidie et vivait autrefois dans la montagne du Sinjar, où habitait la plus grande partie de cette minorité religieuse kurde, massacrée lors des conquêtes de l’EI en août 2014. Elle a passé des mois enfermée avec des centaines de femmes et d’enfants, dans des prisons improvisées puis dans une cave, avant d’être subitement relâchée. Sur ses sept enfants, trois ne sont pas là, ses deux garçons, et sa fille de quinze ans, tout comme son mari. Sait-elle ce qu’ils sont devenus ? « Je ne sais pas. » Elle fond en larmes. Dans d’autres villages que le sien, les hommes ont été exécutés. Toutes les jeunes femmes capturées ont, elles, été cédées à des acheteurs ou offertes à des djihadistes.
C’est ce qui est arrivé à Fahima et sa belle-sœur Parwen, assise côte à côte devant leur tente, à la sortie du camp. Déportée dans la région d’Alep, Parwen a été donnée à un Syrien, puis à un Tunisien. « Le premier était atroce, le second un peu meilleur. » Les deux ont abusé d’elle.
Grâce à une voisine arabe qui s’était prise d’amitié pour elle, et à son cousin passeur, elle s’est évadée par la Turquie, en août 2015. Fahima, elle, a été placée chez un Irakien, dans la région de Ramadi, au centre du pays. Le djihadiste est mort en janvier dernier dans un bombardement. Elle est restée avec la famille du défunt. Elle est, elle aussi, parvenue à s’évader, mi-mars. Son fils Saïf n’avait que 4 ans lors de leur enlèvement. « Il ne parle plus kurde. (…) Nous vivions avec une famille qui parlait arabe et nous étions forcés de faire pareil. » À son retour, l’enfant aurait même traité des membres de sa propre famille d’« infidèles ». Fahima est allé avec lui au temple de Lalish, la maison mère de la religion yézidie, pour le faire baptiser et se purifier elle-même à la source du sanctuaire. En sept mois, Parwen n’en a pas encore eu le temps ni les moyens. Elles doivent encore chacune des milliers de dollars, avancés par des proches, pour financer leur évasion.