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Littérature : Jim Harrison, grandeur nature

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Le romancier américain, amoureux des grands espaces, est décédé samedi, à l’âge de 78 ans. Plusieurs drames ont émaillé la vie de Jim Harrison. À 7 ans, une gamine lui crève l’œil gauche avec un tesson de bouteille. Il mettra longtemps avant de dire la vérité sur cette histoire, disant aux uns avoir perdu son œil dans une rixe ou dans une chute à ski, aux autres que c’était arrivé au Vietnam.

Dans En marge (Bourgois, 2002), son autobiographie, il a raconté la réalité, l’opération ratée, cette souffrance endurée – «J’avais l’impression d’avoir un clou brûlant enfoncé dans la prunelle» – et le réconfort trouvé dans la nature.
«Toutes les mythologies de la virilité que j’avais absorbées à partir de l’enfance étaient entièrement anéanties par la vérité de ma fragilité en tant qu’être humain»
Né en ville et non à la campagne, Harrison n’aurait sans doute pas surmonté son handicap. Mais ses parents, honnêtes et peu fortunés, d’ascendance scandinave, avaient choisi d’installer leur ferme à Grayling, petite ville du Michigan où il est né, le 11 décembre 1937. Le père est un grand lecteur, un chasseur et un pêcheur émérite. C’est un homme rude, mais pas borné. Lorsque son fils lui avoue qu’il veut devenir écrivain, il lui achète une machine à écrire d’occasion. Plus tard, lorsque Jim abandonne la fac, le père sait que son fils suit les traces de ses modèles, Sherwood Anderson et Ernest Hemingway.
Pourtant, ce n’est pas avec son père que Jim parle de littérature, mais avec sa sœur Judith. Ils s’enferment dans leur chambre, allument une bougie et écoutent Berlioz et Stravinsky sur un petit électrophone. Les héros de Harrison se nomment Dostoïevski, Faulkner, Thomas, Miller, Joyce et Rimbaud. À l’adolescence, Jim traverse une période religieuse mise à mal par la découverte de la sensualité. Il craque pour des actrices, Jean Peters, puis Ava Gardner «remplacée durant une période de dévotion chrétienne par Deborah Kerr, laquelle, dans Quo Vadis, était ligotée à un poteau face à un taureau enragé…». C’est à 16 ans qu’il rencontre Linda, de deux ans sa cadette, qui deviendra quelques années plus tard la femme de sa vie. Un déménagement l’ayant privé de ses rivières et de ses truites, de ses hérons bleus, de ses lynx, de ses forêts immenses, Jim décide de prendre la route. Il découvre le vagabondage. Dans son sac à dos, des anthologies de poésie russe et chinoise, quelques volumes de Rimbaud, Apollinaire, Blake, Dostoïevski.
À New York, il rencontre Kerouac, qui vient de publier Sur la route, et suit, sans oser l’aborder, Aldous Huxley. À Boston, il est serveur à la Prince Spaghetti House. À San Francisco, il est ouvrier agricole, ce qui confirme son goût pour le travail manuel. Il écrit de courts poèmes. À la fac, il rencontre Tomas McGuane, qui va devenir l’un de ses meilleurs amis et le mener à Richard Ford, Dan Gerber et Bob Dattila, son futur agent. Comme les études l’ennuient, il passe des heures à jouer au bridge, au billard, au poker puis au golf.
Cette vie de poète errant vole en éclats le jour où son père et sa sœur trouvent la mort dans un accident de la route causé par un ivrogne. Assommé par la douleur, il commet l’erreur de regarder les photos du drame. «Elles provenaient des régions les plus inférieures de l’enfer», écrit Harrison, ajoutant: «Toutes les mythologies de la virilité que j’avais absorbées à partir de l’enfance étaient entièrement anéanties par la vérité de ma fragilité en tant qu’être humain.» Désespéré, il s’installe à Boston, où vit son frère aîné. Son premier livre, Plain Song, recueil de poèmes, est publié. Un ami universitaire le fait entrer à Stony Brook, où enseignent déjà Alfred Kazin et Philip Roth. Malgré tout, cette existence lui pèse. Il n’est pas fait pour l’enseignement.

Au bord du gouffre
Une bourse du National Endowment lui offre une année sabbatique. Harrison achète en 1968 une ferme dans le comté de Leelanau, Michigan. Retour à la vie sauvage, à la liberté totale. Avec Dan Gerber, il lance la revue Sumac et publie Robert Duncan, Gary Snyder, Richard Hugo, James Welch. Harrison découvre aussi les Keys de Floride, lieu magique pour la pêche, l’écriture et la défonce. McGuane et Richard Brautigan sont de la fête, Jim rencontre Tennessee Williams et Truman Capote. En septembre, il part dans le Montana pêcher la truite avec McGuane. Une autre bourse, celle-là de la Fondation Guggenheim, permet de vivre sans compter.
«Et voilà que le barjot borgne, cette brebis galeuse de poète à la noix émergeant de son déplorable patrimoine génétique, vient de toucher le jackpot»
Les années passent. À part des poèmes et des reportages pour Sports Illustrated, Jim n’a rien écrit. C’est finalement un accident, la chute d’une falaise, qui le réveille. Il entame la rédaction de Wolf et d’un bon jour pour mourir. McGuane lui présente Jack Nicholson sur le tournage de Missouri Breaks. Une amitié naît. Harrison, qui n’a pas payé d’impôts depuis des années, est au bord du gouffre. Nicholson lui donne de quoi rembourser ses dettes et travailler un an. Il écrit alors Légendes d’automne, une novella publiée dans Esquire et remarquée par le boss de la Warner Bros qui lui propose une grosse somme pour tout écrit qu’il voudra bien lui donner. «Et voilà que le barjot borgne, cette brebis galeuse de poète à la noix émergeant de son déplorable patrimoine génétique, vient de toucher le jackpot.» Le succès n’étant pas une habitude chez les Harrison, Jim se noie dans l’alcool, la cocaïne, fait des orgies de grouses, bécasses, gibier, huîtres, caviar, ris de veau, rognons… le tout arrosé de caisses de vin. Après une décennie infernale (1987-1997) durant laquelle il a écrit des douzaines de versions de scénarios qui n’ont pas abouti, un grand roman, Dalva, deux recueils de novellas et un recueil de poèmes, Jim Harrison choisit de s’isoler et de se consacrer pleinement à l’écriture et aux balades dans la nature.
Un événement marque cette vie déjà remplie: l’écrivain quitte le Michigan, où il a vécu soixante années, pour s’installer dans le Montana avec sa femme, près de leurs filles et de leurs petits-enfants. Dans En marge, livre riche, drôle, touchant et plus passionnant que n’importe quelle biographie, le vieux borgne arrivé à son crépuscule livrait ainsi sans barguigner sa vie intérieure, ses réflexions, ses rêves, ses tourments, son amour pour la nature, ses chiens, ses amis, son culte de la beauté des femmes et du vin. Autant de sujets qu’il était l’un des seuls auteurs américains à aborder dans quasiment tous ses livres.

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