Perché sur sa lointaine estrade hérissée d’une batterie d’écrans géants, le Premier ministre turc Recep Tayyip Erdogan lance à la foule qui se presse à ses pieds un de ses slogans favoris: «durmak yok !» («pas question de s’arrêter !»)
«Durmak yooooook !», reprend la foule de plus de 100 000 partisans qui ont bravé la chaleur moite de ce premier dimanche d’août pour assister à sa grande réunion de campagne à Istanbul. A quelques jours de l’élection présidentielle, tous sont sûrs que le premier tour de dimanche suffira à l’installer pour cinq ans à la tête de l’Etat.
Malgré l’usure de douze ans de pouvoir, les scandales et les critiques sur sa dérive autoritaire et islamiste, le chef du gouvernement islamo-conservateur reste, de très loin, l’homme politique le plus populaire de Turquie et rien ne semble en mesure de l’empêcher de perpétuer son règne sans partage à la tête du pays. Cette ferveur, M. Erdogan l’entretient à coups de méga-réunions de campagne. Pendant plus d’une heure, micro en main, il y mobilise ses troupes en égrenant ses réalisations et en raillant ses adversaires, à mi-chemin entre la rock star et le télévangéliste américain. «Puisse Dieu m’arracher quelques années de ma vie pour les donner à Erdogan», lâche une de ses admiratrices stambouliotes, Birgul Sevan.
Noyée dans la foule qui scande le nom de son héros, cette femme au foyer de 42 ans symbolise la Turquie qui a porté le Parti de la justice et du développement (AKP) au pouvoir en 2002 et lui a permis d’y rester, contre vents et marées.
Une Turquie conservatrice et religieuse, qui a largement profité de dix ans d’une croissance économique exemplaire. Une «nouvelle Turquie» que le candidat «du peuple» autoproclamé Erdogan oppose dans tous ses discours à «l’ancienne Turquie», celle de l’élite intellectuelle kémaliste et laïque. Avec toujours autant de succès.
Populaire ou populiste ?
«C’est un visionnaire et il ne travaille par pour lui, mais pour nous», assure Birgul Sevan, «il a construit des routes, des hôpitaux, des aéroports et des universités et il a promis de faire encore plus lorsqu’il sera notre président». Dans un pays toujours prompt à bomber le torse au souvenir de la splendeur passée de l’Empire ottoman, Recep Tayyip Erdogan a réussi à imposer à ses partisans l’image d’un dirigeant qui compte dans le monde musulman. Malgré une série de ratés diplomatiques évidents, comme en Syrie ou en Egypte. A l’heure de l’offensive israélienne sur Gaza, le Premier ministre turc, célèbre pour avoir claqué la porte d’un débat avec le président de l’Etat hébreu Shimon Peres en 2009, s’est ainsi fait, à nouveau, le champion de la cause palestinienne. «C’est grâce à Erdogan que le monde entier nous respecte désormais», se félicite Erdogan Karacabey, un artisan de 43 ans. «Il a fait de la Turquie un pays important et a rendu aux Turcs leur confiance en eux. Je prie pour lui tous les jours». Professeur de sciences politiques à l’université privée Koç d’Istanbul, Ali Carkoglu voit dans cette attitude proche du peuple, populiste disent ses détracteurs, une des clés du succès électoral du chef de l’AKP. «Erdogan répète à ses partisans qu’ils sont désormais les vrais détenteurs du pouvoir, après en avoir été privés par l’élite traditionnelle laïque», juge M. Carkoglu, «il leur rappelle en permanence qu’ils ont été ignorés, que leurs droits ont été bafoués, que leur importance a été minimisée et que, s’il n’est pas élu, ils le seront à nouveau». Ce parti-pris a le don d’exaspérer les opposants du chef du gouvernement, qu’ils accusent d’en profiter pour exercer son pouvoir de façon de plus en plus autoritaire, à la manière des sultans ottomans auxquels il se réfère si souvent.
«Il se présente en envoyé de Dieu et suggère à longueur de discours que le pays s’effondrera s’il n’est pas élu», s’est agacé un éditorialiste du quotidien Habertürk, Yavuz Semerci, «s’il est un candidat pour lequel je suis sûr de ne pas voter, c’est Erdogan».