À Ghaza, même ceux qui sauvent des vies sont en train de les perdre. Les médecins, affaiblis par des semaines de privation, travaillent le ventre vide, parfois jusqu’à l’évanouissement. Les hôpitaux, déjà à bout de souffle après 22 mois de guerre et de blocus, deviennent les témoins d’un double effondrement : celui du corps médical, et celui du droit le plus élémentaire à la vie.
Le Dr Abdel Salam Sabbah, directeur de l’hôpital des yeux de Ghaza, décrit une réalité qui défie l’imagination : « Nos médecins arrivent le matin sans avoir mangé depuis la veille. Ils opèrent debout pendant des heures, parfois des jours, jusqu’à ce que leurs forces les abandonnent. Il nous arrive de leur poser des perfusions pour qu’ils puissent rester debout et continuer à travailler ». Le Dr Mohamed Tayeb, ophtalmologue, a perdu dix kilos depuis mars. « Nous ne mangeons qu’un repas par jour. Parfois, c’est juste un morceau de pain et un peu de thé. Je marche plusieurs kilomètres pour venir à l’hôpital, sans sucre, sans protéines. Les enfants sont dans le même état, et les femmes enceintes sont privées de nourriture essentielle ». Avant la guerre, il pratiquait une opération de la cataracte par mois. Aujourd’hui, il en réalise trois par jour, dans des conditions extrêmes. « Les blessés arrivent par dizaines. Il n’y a pas assez de matériel, pas assez de médicaments, pas assez de nourriture… et pourtant, nous devons continuer ».
La faim comme arme de guerre
La famine n’est plus une conséquence indirecte : elle est devenue une stratégie. Depuis le 2 mars, Israël bloque les aides humanitaires à l’entrée de Ghaza. Des milliers de camions, chargés de farine, de riz, de lait pour enfants, s’entassent aux postes-frontières, incapables de franchir la barrière. L’ONU alerte : un tiers des 2,4 millions d’habitants n’ont pas mangé depuis plusieurs jours. Les morts de faim s’accumulent. Plus de 217 personnes, dont 100 enfants, ont déjà succombé à la malnutrition sévère. Les organisations humanitaires dénoncent un « siège total » visant à affaiblir physiquement la population. « On ne peut pas faire semblant de ne pas voir ce qui se passe. La faim est utilisée comme une arme, au même titre que les bombes », déclare un représentant de Médecins Sans Frontières.
Une guerre contre la mémoire
En 22 mois de guerre, Ghaza a perdu 61 430 habitants, tandis que 153 213 autres ont été blessés et plus de 9 000 sont portés disparus. Les bombardements ont détruit la majorité des infrastructures, y compris les écoles, les hôpitaux et les routes. Mais derrière les ruines physiques se cache une autre destruction : celle de la mémoire collective. En éliminant les journalistes, Israël ne frappe pas seulement des individus, mais aussi la possibilité pour l’histoire d’être racontée depuis l’intérieur. Les images et les mots qui sortent de Ghaza ne sont pas seulement des preuves pour d’éventuelles enquêtes internationales : ils sont le seul lien entre les survivants et le reste du monde. Sans ces voix, le siège devient invisible, les crimes plus faciles à nier, et les prochaines offensives moins risquées sur le plan diplomatique.
Le risque d’une offensive dans le silence
Le Dr Abou Salmya redoute une « grande offensive » imminente. La combinaison du blocus alimentaire, de la destruction des hôpitaux et de l’élimination des journalistes laisse craindre une opération militaire menée à huis clos. « Nous avons vu ce qui s’est passé à Khan Younès et à Rafah : des quartiers entiers rayés de la carte en quelques jours, avec des milliers de morts. Mais cette fois, il n’y aura peut-être plus personne pour filmer, plus personne pour raconter », explique un reporter local, l’un des rares encore en vie. Les offensives précédentes avaient été documentées minute par minute, malgré les coupures d’électricité et d’Internet. Si les journalistes sont réduits au silence, les frappes aériennes, les exécutions sommaires et les déplacements forcés pourront se dérouler sans témoins directs.
Un message pour le monde
Ce qui se joue à Ghaza dépasse ses frontières. La faim, utilisée comme arme de guerre, et l’élimination des journalistes, sont des attaques directes contre le droit humanitaire international et la liberté de la presse. Mais elles sont aussi un test pour la communauté internationale : que se passe-t-il quand les lois de la guerre sont violées au grand jour, sans conséquences ? Pour les habitants, le message est clair : personne ne viendra les sauver. Pour le reste du monde, il devrait l’être tout autant : si on peut affamer une population entière et tuer ses témoins sans réaction globale, alors ces méthodes pourront être reproduites ailleurs.
« N’oubliez pas Ghaza »
Au milieu de cette tragédie, les derniers mots d’Anas Al-Sharif résonnent comme un testament collectif : « N’oubliez pas Ghaza. Soyez des ponts vers la libération ». Aujourd’hui, ces ponts sont en train d’être détruits, pierre après pierre, voix après voix. Dans les couloirs des hôpitaux où les médecins tombent d’épuisement, dans les rues où les enfants errent à la recherche de nourriture, dans les ruines où gisent les corps des journalistes, une question se pose : combien de temps encore le monde pourra-t-il détourner le regard ? La guerre de Ghaza n’est plus seulement une guerre de bombes et de balles. C’est une guerre contre la faim, contre la vérité, et contre la mémoire. Et si elle se poursuit dans le silence, alors la prochaine étape pourrait être une guerre sans témoins – et donc sans preuves.
M.S.