Face à la menace de sanctions occidentales, Vladimir Poutine surestime sa position de force, assure le patron suisse d’une société d’investissements établie en Ukraine, car l’économie de la Russie est très dépendante de ses exportations d’hydrocarbures. Interview.
«Venons-en aux sanctions. C’est avant tout ceux qui veulent les imposer qui doivent en mesurer les conséquences», prévenait Vladimir Poutine, lors de sa conférence de presse du 4 mars, après l’irruption de troupes russes en Crimée. «Dans un monde interconnecté et interdépendant, causer des dommages à un pays reste [certes] possible, mais d’autres pays seront affectés par des dégâts mutuels», ajoutait alors le président russe. Dix jours plus tard, alors que l’annexion de la Crimée se précise — un référendum est convoqué dimanche [16 mars] — Moscou se prépare au scénario du pire : des sanctions similaires à celles frappant l’Iran et incluant restrictions commerciales et blocage d’actifs bancaires. Selon l’agence Bloomberg, Moscou vient d’évoquer avec des oligarques et des compagnies d’État les dégâts liés à un arrêt de prêts fournis par les banques étrangères ou à des appels de garantie sur les crédits en place. Après avoir annoncé, la semaine dernière, l’arrêt de ses négociations avec la Russie sur le commerce ou les visas, l’Union européenne s’est entendue mercredi [12 mars] sur une deuxième salve de sanctions. Celle-ci inclurait le gel des avoirs et des interdictions de séjour à l’encontre d’une liste de responsables et d’entreprises, assurait jeudi l’agence Reuters. Centrée sur l’Ukraine et la Crimée, la crise diplomatique entre l’Ouest et la Russie a fait perdre au rouble 10% de sa valeur cette année face au dollar. Les milieux financiers exigent des taux d’intérêt de plus de 9% pour continuer de prêter à l’État russe. Quelles seront les autres conséquences sur l’ensemble de l’économie ? Le point avec Elbrus Capital Investment, société orchestrant le placement de 40 millions de dollars dans la région. Financier suisse établi depuis six ans à Kiev – après cinq ans à Moscou – son patron, Anton Khmelnitski, surveille heure par heure l’évolution de la situation.
Anton Khmelnitski : Une crise financière et économique très importante. Ceci représente, à mon avis, l’autre élément clé – et négligé – de toute cette crise. Il y a plusieurs niveaux de dégâts. Ce qui est en jeu, c’est l’accentuation de l’isolement de la Russie. Vladimir Poutine surestime sa position de force. La Russie dépend des flux de capitaux étrangers et des flux énergétiques. La balance pétrolière mondiale [la production journalière disponible par rapport aux besoins mondiaux] ne représente qu’un à deux millions de barils. Ce qui signifie que les pays du cartel de l’OPEP [avant tous ceux du Golfe et d’Afrique] pourraient compenser l’absence de la Russie grâce à leur capacité de production excédentaire. En clair, le monde peut se passer du pétrole russe. Mais pas l’inverse.
Même constat. L’Ukraine est le principal acheteur international de gaz russe, historiquement à parité avec l’Allemagne. Interrompre le flux de Gazprom reviendrait pour la Russie à scier la branche sur laquelle elle est assise. Alors même que les recettes gazières sont le principal stabilisateur social du pays. N’oubliez pas que, si on ne tient pas compte des recettes liées à l’énergie exportée, le déficit de l’État atteint 11% du PIB.
Le rouble, au plus bas depuis 2008, est aussi sous pression. La banque centrale a dépensé plus de 10 milliards de dollars sur la seule journée du 3 mars pour retenir sa chute. Quel impact ?
C’est chaque fois la même chose. On croit le pays inébranlable en raison de son gaz, on met en avant les 500 milliards de devises en réserve. Reste qu’au rythme de 10 milliards par jour pour soutenir la monnaie, cela fond vite. Le rouble reste finalement la seule variable d’ajustement de l’économie face aux chocs externes, et je ne serais pas surpris de le voir encore baisser de 15 à 20%. Certes, la monnaie russe est, en termes réels, en hausse de 65% depuis 2002. Mais elle est actuellement surévaluée, en tenant compte de l’inflation qui prévaut depuis cinq ans.
Autre problème, en Russie, il y a plus de 200 milliards de dollars de dettes contractées en devises. Alors, imaginez les dégâts de cette dépréciation de la monnaie locale sur les grandes sociétés russes les plus endettées. La situation ressemble à la crise de la fin des années 1990. Fin 2013, la Russie a enregistré le plus faible excédent de ses comptes courants depuis 1998, et ce surplus a disparu en pratique. Si le cours du pétrole ne monte pas, le financement russe sera en difficulté. Il pourra même diminuer. En outre, je doute de l’indépendance de la banque centrale, ce qui m’inquiète : les libéraux comme Alexeï Koudrine [ancien ministre des Finances] ou Guerman Gref [ancien ministre du Développement économique], qui menaient les réformes, ne semblent plus jouer aucun rôle.
Les banques russes ont beaucoup investi en Ukraine, en partie pour des raisons politiques. Les engagements qu’elles y ont pris représentent 15 à 20% de leurs fonds propres, pour certaines banques d’État. C’est important, d’autant que ces actifs sont en réalité très mal couverts par des garanties. La plupart des prêts qu’elles ont accordés dans le cadre d’accords entre Moscou et Kiev ne valent plus rien.
La confiance s’est érodée et le marché réévalue le risque de la Russie. Plusieurs entreprises ont annulé leur entrée en Bourse, parmi lesquelles Aeroflot. Les magasins de jouets Detski Mir visent une cotation à Londres, tout comme le producteur de pétrole Bachneft. C’est un autre signe de la dépendance du pays aux capitaux étrangers. En ce qui nous concerne, nos positions sur la Russie sont à 80 % en cash. Il faut attendre la fin du cycle baissier avant d’y revenir. Un indicateur simple restera le niveau du rouble: suffisamment bas, il permettrait à l’économie de retrouver de la vigueur. Mais on n’en est pas encore là.