Se servant d’une bouteille en plastique comme d’un micro, Abou Bakr Marghani joue au reporter étranger sur le lieu du sit-in de Khartoum pour railler les médias d’Etat qui ont passé sous silence le début des protestations au Soudan.
Il n’a que 18 ans et un sens aigu de l’humour. Il a une «équipe de tournage», un perchiste et un cadreur muni d’une caméra en carton et se fait acclamer chaque fois qu’il tend son micro pour poser des questions. «Nous voulons nous moquer des médias d’Etat qui n’ont pas couvert les manifestations. Seuls les médias étrangers l’ont fait», explique-t-il. Déclenché le 19 décembre pour protester contre la décision du gouvernement de tripler le prix du pain dans un pays à l’économie exsangue, le mouvement populaire au Soudan s’est rapidement transformé en contestation inédite contre le président Omar el-Béchir, déchu et emprisonné par l’armée le 11 avril. Aujourd’hui, les manifestants campant jour et nuit devant le QG de l’armée réclament à un Conseil militaire qui a succédé à M. Béchir de transférer le pouvoir à un gouvernement civil. Le faux journaliste interpelle un manifestant pour lui demander ce qu’il pense des généraux. La réponse fuse, reprenant l’un des slogans de la foule: «Que les généraux partent ou qu’ils restent, nous tiendrons bon». Les manifestants sont frustrés par le fait que, jusqu’à la chute de M. Béchir, les médias d’Etat avaient totalement passé sous silence leur mouvement.
«Emissions culinaires»
Durant les premiers mois de la contestation, la télévision d’Etat diffusait uniquement les manifestations prorégime et les nouvelles de son administration. Les journaux prorégime faisaient de même. «Pendant que les gens mouraient, la télévision (d’Etat) diffusait des émissions culinaires», déplore Abou Bakr Marghani. Selon le Comité des médecins lié à la contestation, 90 personnes ont été tuées par les forces de l’ordre depuis décembre. Les autorités parlent d’un bilan de 65 morts. Le directeur de l’Information à la télévision d’Etat, Mozamel Soliman, se défend en affirmant que leur couverture d’avant la destitution de M. Béchir avait pour but de «ne pas semer le chaos». «Les bulletins d’information étaient dans les limites autorisées par le gouvernement de l’époque», a-t-il encore argué. Pendant les trois décennies du régime Béchir, la presse a été muselée par le redoutable service de renseignement, la National Intelligence and Security Agency (NISS).
«Ecrire sur le régime, les opposants ou les régions du Soudan secouées par les rébellions pouvait entraîner de graves problèmes pour les journalistes», a rappelé à l’AFP Faisal Saleh, un journaliste de renom. Les agents de la NISS confisquaient régulièrement des tirages entiers de journaux lorsqu’ils tombaient sur des articles jugés critiques à l’égard du pouvoir. «Ces agents avaient l’habitude de débarquer dans les rédactions pour vérifier et rayer tout ce qu’ils ne voulaient pas voir publié», a ajouté M. Saleh. «On avait souvent l’impression que tout dépendait de leur humeur personnelle. De l’information sportive aux affaires politiques, tout était passé au peigne fin».
«Vieille mentalité»
Ces dernières années, la NISS a confisqué des numéros entiers de journaux pour leur infliger «le maximum de pertes», a déclaré Othman Mirghani, rédacteur en chef du quotidien indépendant Al-Tayyar. «C’était une double punition car cela nous coûtait beaucoup d’argent», a dit celui dont le journal a été confisqué 80 fois sous le régime Béchir. Il a lui-même été détenu pendant plus d’un mois au plus fort des manifestations. Reporters sans frontières (RSF) a recensé 100 arrestations de journalistes lors de ces manifestations. L’ONG a classé le Soudan au 175e rang sur 180 dans son classement 2019 sur la liberté de la presse. Mais les choses semblent changer depuis l’éviction de M. Béchir. Ses opposants sont invités maintenant sur les plateaux des chaînes publiques. «Il n’y a plus de censure préalable et les journaux ne risquent pas d’être saisis», a indiqué M. Mirghani. Pour M. Soliman, un vent de liberté a soufflé sur la télévision publique. «Nous sommes totalement libres et nous couvrons maintenant des sujets autrefois jugés sensibles». Mais certains professionnels restent sceptiques. «La mentalité de contrôle des médias d’Etat reste encore répandue», relève M. Mirghani en évoquant les réflexes d’autocensure. «Il y aura plus de garanties pour les libertés sous une administration civile», juge-t-il. M. Saleh estime qu’il reste un long chemin à parcourir pour les médias d’Etat. «La vieille mentalité mettra longtemps avant de disparaître».