Plusieurs films soudanais traitant d’enjeux sociopolitiques ont été acclamés sur la scène internationale mais peinent à obtenir la même reconnaissance au Soudan, où ils incarnent l’émergence d’un nouveau cinéma nourri par la révolution qui a chassé du pouvoir Omar el-Béchir en 2019.
En tête de ceux-ci, «Tu mourras à 20 ans», réalisé par Amjad Abou Alala, a été le premier film soudanais sélectionné aux Oscars et le premier à être diffusé sur la plateforme en ligne Netflix. En 2019, le film a raflé plusieurs récompenses internationales à la Mostra de Venise ou encore aux Journées cinématographiques de Carthage. Dans ce long-métrage, un mystique soufi prédit la mort à 20 ans du protagoniste Muzamil, qui vit effarouché, dans une sinistre inquiétude, jusqu’à sa rencontre avec un vieux réalisateur misanthrope qui l’initie à l’hédonisme. Un hymne à la liberté questionnant le rigorisme religieux, fait impensable il y a encore quelques années dans ce pays très majoritairement musulman. Réclamant liberté, paix et justice sociale, les Soudanais sont massivement descendus dans la rue fin 2018, un mouvement aboutissant en avril 2019 à la destitution du président Omar el-Béchir.
«Besoin de rêves»
Au pouvoir durant 30 ans, l’autocrate a été à la tête d’un régime conservateur, sécuritaire et liberticide dans un pays déchiré par des conflits dont le plus meurtrier, celui au Darfour (ouest), a fait près de 300 000 morts et 2,5 millions de déplacés, selon l’ONU. «Nous nous sommes lancés en sachant combien notre société a besoin de nos rêves», raconte M. Alala. Les jeunes cinéastes soudanais agissent «sans les complexes, le manque de confiance en soi ou la frustration dont ont souffert les générations précédentes», selon lui. Pour le directeur de l’initiative culturelle Sudan Film Factory, Talal Afifi, le gouvernement de Béchir avait «fait avorter toutes les initiatives culturelles et artistiques et combattu (…) la diversité et la liberté d’opinion». Sa plateforme a organisé ces dix dernières années une trentaine d’ateliers de scénario, de réalisation, de montage et a produit plus de 60 courts-métrages mis à l’honneur dans des festivals internationaux. Le nouvel élan du cinéma soudanais est né d’un «travail acharné datant d’avant» même la chute de Béchir, estime M. Afifi, la révolution numérique rendant la réalisation de films bien plus abordable. De nombreux cinémas avaient fermé sous le règne de Béchir. Ils sont aujourd’hui autorisés mais leur réouverture a été perturbée par la pandémie de nouveau coronavirus. Le Musée national soudanais a organisé quelques projections, mais les films n’ont pas été diffusés dans les grands cinémas. Les réalisateurs soudanais font face à d’autres défis. Hajooj Kuka, qui a réalisé «Beats of the Antonov», film primé à l’international en 2014, a été condamné à deux mois de prison en 2020 pour «nuisance publique» alors qu’il répétait une pièce de théâtre. Il a été libéré quelques semaines plus tard après appel.
«Saut dans le vide»
Ces dernières années, d’autres oeuvres soudanaises ont retenu l’attention des critiques, comme «Talking about trees», de Suhaib Gasmelbari, sacré meilleur documentaire à la Berlinale en 2019. Le film suit un groupe de réalisateurs retraités qui cherche à faire rouvrir un cinéma en plein air à Oumdourman, la ville jumelle de Khartoum. S’attaquant au sexisme dans le pays conservateur, le documentaire de la réalisatrice Marwa Zein «Khartoum Offside» met, lui, en scène des footballeuses qui se battent pour pouvoir vivre leur passion, après l’interdiction officielle de la pratique de ce sport aux femmes. Il a également été primé à l’international. En 2020, le documentaire «The Art of Sin», du réalisateur Ibrahim Mersal, raconte l’histoire d’Ahmed Umar, un artiste soudanais homosexuel et réfugié en Norvège qui retourne dans son pays pour voir sa mère. La plupart de ces réalisateurs en vogue ont vécu des années à l’étranger, comme Mme Zein, M. Gasmelbari ou M. Alala, qui vit à Dubaï depuis son enfance. «Nous sommes des enfants de la diaspora, c’est pourquoi notre analyse des affaires des Soudanais est critique», commente ce dernier. Et si la reconnaissance à l’étranger constitue une preuve indéniable de réussite, M. Alala craint que le nouvel essor du cinéma soudanais revienne à un «saut dans le vide» car il n’a bénéficié d’»aucun soutien officiel». Mais il reconnaît qu’il «serait injuste de demander au nouveau gouvernement de porter ce fardeau alors que l’économie est dévastée».