Le pain quotidien prend en ce mois de ramadhan à Oran, toutes sortes de formes et de couleurs au grand plaisir des palais et des papilles des jeûneurs qui, cédant à la gourmandise, basculent parfois dans le gaspillage à outrance.
Boulangers et ménagères redoublent d’ingéniosité, faisant preuve d’un véritable savoir-faire pour varier et diversifier les plateaux de pain. Baguettes ordinaires, pain aux grains de nigelle (sanouj), ficelles, couronnes, pain rond, pain brioche, « matloua », galettes (aghroum akourane), « khobz dar » (pain maison) et bien d’autres genres plus savoureux les uns que les autres garnissent ainsi la table du ftour. « Ventre affamé n’a pas d’oreilles », dit l’adage. Les jeûneurs attirés par toutes ces variétés de pain en achètent en grandes quantités, parfois d’une manière qui dépasse l’entendement. D’ailleurs, ils préfèrent se procurer leur ration en fin d’après midi « pour ne pas que le produit perde sa fraîcheur », explique-t-on. Les ménagères et autres consommateurs préfèrent attendre l’après-midi, quelques heures avant El Adhan, pour acheter leur pain quand les boulangeries restent
encore ouvertes, sinon, ils se rabattent sur les vendeurs à la sauvette des marchés d’El Hamri, de M’dina Djedida, de la rue des Aurès (ex rue de la Bastille), des HLM qui proposent toutes sortes de pain à même le sol ou sur des étalages de fortune. Le prix passe du simple au double, atteignant parfois les 40 voire 50 DA l’unité. Interrogés sur ce qui les pousse à acheter un nombre de baguettes plus important que d’habitude, certains consommateurs, tels que Zakia, femme au foyer, ont justifié que « c’est pour se parer à toute éventualité comme l’arrivée d’invités à l’improviste ou pour en donner à un voisin qui en sollicite ». Pour H’lima, fonctionnaire dans une administration publique, le problème est tout autre. « Dans notre famille, nous sommes quatre à travailler. En rentrant à la maison à la fin de la journée, chacun fait une halte chez le boulanger du coin pour acheter du pain et on se retrouve avec une douzaine de baguettes par jour ». « Le pain non consommé atterrit malheureusement à la poubelle. Personne ne veut consommer la baguette de la veille, y compris les enfants », poursuit-elle.
Des tonnes de pain à la poubelle
Le cas de H’lima n’est pas isolé. Chaque matin, les agents de nettoyage découvrent des dizaines de sacs remplis de pain, jetés dans les décharges, au bas des immeubles et sur les trottoirs. « Un spectacle douloureux quand on sait que cette denrée est subventionnée par l’Etat », a déploré un agent de nettoyage, rencontré à la cité USTO. Son collègue rétorque : « apparemment, même les ramasseurs de +kesra yabssa+ (pain rassis) observent une pause durant le Ramadhan. Pourtant, il y a du pain à ramasser par quintaux chaque matin ». Les chiffres parlent d’eux-mêmes. Le ministère du Commerce a récemment publié un communiqué dans lequel il a relevé que « plus de 535 tonnes de pain, soit quelque 2,1 millions de baguettes, ont été gaspillées durant la période allant du 13 au 24 avril dernier. Cette quantité représente un montant de 20 millions DA ». Cette tendance risque d’augmenter durant la deuxième quinzaine du mois de ramadhan, période réputée être de grande consommation, qui en résulte un grand gaspillage. Le document fait état également de 2 139 884 baguettes gaspillées durant la même période, soit 45 tonnes/jour équivalant à 178 323 baguettes d’une valeur de plus d’un million et demi de dinars. Au triste « palmarès » des wilayas les plus gaspilleuses de pain, Oran figure à la 7e place avec 108 200 baguettes, devancée par Blida, Béchar, Tlemcen, Djelfa, Annaba et Tébessa. Ce phénomène, étranger à la société algérienne il y a quelques années, représente une véritable saignée pour l’économie nationale et les deniers publics. Dans son communiqué, le ministère du Commerce a rappelé que l’Algérie a importé de grandes quantités de blé tendre, en vue d’assurer la production de la semoule destinée à la boulangerie. En 2019, les importations de blé tendre ont été de l’ordre de 5.800.844 tonnes de blé, soit une facture de 1, 3 milliard USD.
Appel à la modération
Afin d’endiguer ce phénomène durant ce mois de ramadhan, une campagne nationale a été lancée appelant les citoyens à « consommer modérément » et à « éviter le gaspillage du pain ». Cet aliment est très consommé par les citoyens et reste incontournable sur les tables algériennes, notamment durant le ramadhan. Une récente étude économique a relevé que l’Algérien consomme quotidiennement entre 500 et 900 grammes de pain alors qu’entre 150 et 200 grammes sont jetés à la poubelle. A Oran, le Centre de tri des déchets, ouvert il y a quelques mois au quartier populaire de Medina Jdida, a commencé à accueillir des citoyens désirant déposer leur pain rassis qui sera destiné à la consommation animale, a-t-on expliqué. L’opération de récupération est en soi une démarche intéressante, de nombreuses parties et des spécialistes préconisent des approches différentes pour juguler ce phénomène. Les uns soulignent la nécessité de privilégier l’émergence d’une culture de bonne consommation, loin de tout gaspillage et d’excès, tandis que d’autres estiment que les pouvoirs publics doivent revoir la politique de subvention du blé tendre et de soutien des prix de vente de la baguette de pain. Le gaspillage de cet aliment incontournable dans les repas quotidiens des Algériens se pose avec acuité en cette période de crise sanitaire et ses répercussions sur l’économie nationale. Pour résoudre cette « équation », responsables et consommateurs auront sans aucun doute du…pain sur la planche.