L’Algérie n’a jamais été confrontée au phénomène de la migration, légale ou pas-légale, avec l’intensité et la tension qu’on lui connait aujourd’hui.
Autant elle tente de rapatrier ses compétences établies à l’étranger, autant elle est embarrassée par la saignée dans les rangs de sa jeunesse. Une jeunesse en quête d’un avenir à retrouver coûte que coûte ailleurs, voire au péril de sa vie. Pour l’expert de la migration, Mohamed Saïb Musette, invité hier au Forum du Courrier d’Algérie, la solution viendra de l’organisation de la migration régulière, comme ce fut le cas dans les années 70. Faute de quoi, on aura à gérer les conséquences du phénomène, comme c’est le cas aujourd’hui. De fil en aiguille, le directeur de recherche au Cread (Centre de recherche en économie appliquée pour le développement) montre le chemin, à travers un processus qu’il énumère point par point, aux pouvoirs publics algériens en particulier. Cette feuille de route s’adresse aussi aux pays du Maghreb pour y avoir beaucoup travaillé sur ce dossier et à tous les pays qui subissent le phénomène. Il en appelle à tous, l’Algérie en particulier, à travailler en collaboration, à échanger les expériences mais surtout à une circulation fluide «des personnes d’abord» et puis des données sur la migration, et qu’il conviendra à mettre à jour en permanence. Ainsi, l’expert propose un plan d’attaque sur trois fronts: d’abord définir concept de la migration, puis l’étudier dans son contexte actuel (migration irrégulière), et enfin poser la question pour connaitre «qu’est ce qu’on sait de la migration irrégulière vers et à travers l’Algérie ?»
«Le concept migrants-clandestins stigmatise l’être humain»
«On doit adopter un langage qui nous place sur le droit international, le droit tout court. C’est-à-dire que toute personne à le droit de circuler, de quitter son pays et d’y revenir. Ça c’est un droit de l’homme. Maintenant il est vrai que si la personne le fait de façon irrégulière, elle n’a pas le droit d’entrer de l’autre côté parce que l’entrée est conditionnée ; par exemple, quand un migrant se trouve en situation irrégulière, soit au cours de son voyage, à son arrivée ou durant son séjour. Il peut être régulier mais à un moment donné il a oublié de faire ses papiers. Il n’est pas pour autant en situation irrégulière ou clandestin. Et lorsqu’encore le migrant se trouve dans un pays où les conditions sont contraires à la loi et au droit international, là il sera dans une situation délicate et vulnérable. C’est cette vulnérabilité qui nous fait penser qu’on doit penser à l’être humain d’abord. Il faut sauver l’homme avant de demander ses papiers…» C’est par ces mots que Mohamed Saïb Musette dissèque le lien entre la migration régulière et la migration dont il refuse le terme «clandestine» qui a pris cours. Il lui préfère «irrégulière» par souci de respecter la dignité et la condition humaines. En d’autres termes, qu’il soit régulier ou pas-régulier, l’homme doit être traité tout simplement dans sa condition humaine.
L’expert appelle d’ailleurs à arrêter de diaboliser les candidats à la migration, qu’elle soit légale ou pas-légale, si ce n’est le besoin d’organiser le retour de la diaspora nationale pour les besoins de contribution au développement du pays et le besoin d’organiser les choses dans le pays pour arriver à maintenir les jeunes sur place.
«Des chiffres approximatifs sur la migration»
«Tout le monde écrit sur les clandestins, on parle des sans-papiers, on parle de personnes sans documents d’identité. Pour moi, toutes ces notions qu’on véhicule à travers les écrits comportent des stigmates. C’est la raison pour laquelle tous les analystes de la migration internationale ont convenu de ne plus utiliser les mots clandestin ou migrant illégal parce qu’ils portent préjudice à la personne, à l’être l’humain», aborde l’expert de la migration comme pour appeler au respect de la dignité humaine des jeunes notamment candidats à la migration.
Quant au contexte actuel, marqué par des vagues d’Algériens qui prennent le large, -pour ne citer que le dernier fait saillant des deux jeunes morts de Raïs-Hamidou (Alger) et dont les corps devaient être rapatriés hier soir-, Saïb déplore le manque de données exactes sur le phénomène aussi bien que dans son volet régulier. Si ce n’est, avance le conférencier, quelques bribes annoncées ça et là par des responsables du gouvernement. «Depuis un moment on assiste à la présentation de chiffres approximatifs», constate l’expert qui explique avoir été maintes fois confronté à plusieurs données émanant des différents corps de sécurité algériens dans le cadre de son travail d’enquête mené sur le terrain.
Si maintenant le HCR (Haut commissariat de l’ONU pour les réfugiés) parle de 250 millions de migrants, 22 millions de réfugiés et 10 millions d’apatrides dans le monde, il faudrait coordonner toutes les données, concernant l’Algérie en particulier, et les agencer en vue de projeter des solutions à l’effet de maitriser le phénomène. «Nous sommes dans l’imprécision globale. Quoique personne ne peut compter les migrants irréguliers sauf lorsqu’on procède à des campagnes de régularisation où les gens viennent s’y inscrire», explique l’expert de la migration. À ces données onusiennes qui souffrent d’approximations, s’ajoute, pour le cas de l’Algérie, l’Agenda-2030 de l’ONU auquel souscrivent plusieurs pays portant sur l’organisation de la migration. «L’Algérie est encore en stand-by. Elle n’a pas encore travaillé sur cet agenda. D’ailleurs, dans deux jours je participerai à une réunion à Alger pour faire le point sur le niveau de suivi par l’Algérie de cette feuille de route adoptée en 2016», fait savoir Saïb Musette. Dans le même registre, l’orateur parle des accords bilatéraux et leur importance entre les pays. «La libre circulation des personnes par exemple. Ailleurs elle est appliquée. Mais au Maghreb on reste encore dans le stand-by», déplore-t-il en citant l’exemple du Traité de l’UMA qu’il dit n’avoir pas été appliqué. Encore moins ceux conclus entre les pays de la rive sud de la Méditerranée et ceux du nord (5+5) ainsi que le Processus de Barcelone, lesquels demeurent non suivis en matière de libre circulation des personnes. «Les marchandises circulent mais pas les personnes», illustre dans ses propos le conférencier.
«25 000 migrants Algériens arrêtés en Europe en 2017»
Pour l’Algérie, à travers les travaux de recherche qu’il a fixés pour la période «2000-2017», Saïb Musette révèle les chiffres qu’il a pu récolter auprès des différents services de sécurité concernant les migrants irréguliers. «En 2008 la Gendarmerie nationale a recensé un pic d’arrestations qui s’élève à 8000 personnes. Le chiffre était en baisse entre 2013 et 2014. Par contre, en 2017, on a recensé 9000 cas. Ce qui est un chiffre jamais enregistré auparavant. D’ailleurs, je me suis demandé s’il s’agissait d’un flux de migrant en hausse ou bien d’une augmentation des capacités d’arrestation de la Gendarmerie», constate le chercheur du Cread. Quant à la DGSN, comme deuxième statistique, selon le docteur en sociologie, en 3 ans, la police a procédé au recensement de 4000 arrestations, 200 morts, 99 disparus, 5400 expulsions et refoulements au niveau des frontières 11 000 personnes. Soit un total de plus de 20 000 personnes. Troisième source de données, il y a celles de l’Agence européenne Frontex. En 2009, cet organe a recensé 9 000 Algériens arrêtés en Europe, alors que la base de données d’Eurostat parle de 15 000 (2008) et de 25 000 jusqu’à 2017. Ce qui est moins que le Maroc (entre 30 000 et 40 000). Dans tout ça «Chacun y va de ses chiffres à un moment et dans un endroit donné», explique Saïb qui appelle les autorités algériennes à étudier en profondeur le phénomène de la migration irrégulière, mais surtout à procéder à une récolte d’informations de façon studieuse et régulière pour arriver à maitriser le flux des personnes en circulation.
«Chaque Algérien à une valise dans sa tête»
Autre phénomène sur lequel s’est attardé l’expert algérien, originaire et natif de l’Île Maurice, la migration estudiantine, des universitaires notamment, pour avoir élaboré une étude en phase de finalisation. Il révèle ainsi des chiffres suivant un sondage qui donne le tournis. «50% des diplômés algériens sont prêts à quitter le pays (étude faite pour 2015-2016-2017). Le désir de partir est dans la tête de chaque Algérien. Aujourd’hui, si on laisse des ingénieurs, des médecins, des personnes qui ont un travail en Algérie tout simplement, formés à coups de milliards par l’État, comment et quand est ce qu’on formera d’autres pour le développement du pays ?», regrette encore le conférencier. L’autre statistique qui surprend est celle des étudiants algériens à l’étranger, dont 70 % n’ont pas l’intention de revenir au pays et veulent s’installer sur place ou veulent changer de destination (Canada, Angleterre, États-Unis). Toutefois, s’il n’est pas partisan de ceux qui diabolisent la migration, il soutient une politique de l’Etat basée sur l’organisation de la migration. En d’autres termes, et comme exemple, il cite le cas de la Tunisie, dont une agence chargée de l’emploi prend en charge, à tous les niveaux, les citoyens désireux de migrer à l’étranger pour travailler. D’ailleurs, commentant les efforts du gouvernement visant la diaspora nationale à l’étranger et les mesures prises à leur profit, le directeur de la recherche du Cread estime qu’ils sont faits «au strict minimum» du fait qu’il n’y a pas de possibilité pour un Algérien d’avoir accès à un logement en Algérie.
Farid Guellil