Des manifestants libanais ont bloqué plusieurs axes routiers majeurs lundi pour exprimer leur «colère» face à la dégradation sans fin de la situation économique et sociale du pays, par ailleurs englué dans une profonde crise politique.
Lundi matin, la plupart des entrées de Beyrouth étaient bloquées par des protestataires, mobilisés pour une «Journée de la colère». Ils ont incendié des bennes à ordures et des pneus, provoquant des colonnes de fumée noire au-dessus de la capitale. D’autres ont érigé des tentes au milieu des chaussées. Les manifestants ont également bloqué plusieurs routes au sud de Beyrouth, à Tripoli (nord) et dans la vallée de la Bekaâ (sud-est), selon l’agence nationale d’information, l’armée enchaînant les interventions pour en rouvrir certaines. Depuis l’automne 2019, le Liban vit au rythme d’un effondrement économique jamais vu depuis la fin de la guerre civile (1975-1990), aggravé par la pandémie et une explosion tragique en août au port de Beyrouth. Outre des licenciements massifs et une augmentation importante de la pauvreté, la crise s’accompagne d’une dépréciation de la livre qui a perdu plus de 85% de sa valeur, provoquant une inflation à trois chiffres. Le pays attend aussi depuis sept mois la formation d’un nouveau gouvernement mais les partis au pouvoir, jugés corrompus et incompétents, restent absorbés par des marchandages sur la répartition des portefeuilles.
«Ressusciter la révolution» Ces derniers jours, la livre libanaise a connu une nouvelle dégringolade, battant tous les records atteints depuis le début de la crise: le billet vert a frôlé les 11 000 livres sur le marché noir –contre un taux officiel maintenu à 1 507 livres pour un dollar–, provoquant une nouvelle flambée des prix. Et l’épuisement progressif des réserves en devises de la Banque centrale, allouées à la subvention des produits alimentaires de base, fait craindre le pire. «Nous avons bloqué toutes les routes aujourd’hui pour dire à tout le monde: c’est fini», lance Pascale Nohra, manifestante à Jal el-Dib, au nord de Beyrouth. «Nous n’avons plus rien à perdre. Même notre dignité nous l’avons perdue». «La crise touche tous les Libanais et toutes les communautés» religieuses, poursuit-elle, dans un pays multiconfessionnel et politiquement polarisé. À l’automne 2019, des dizaines de milliers de manifestants avaient battu le pavé pendant plusieurs semaines contre le pouvoir. La contestation avait fini par se tasser sous le double effet de la formation d’un cabinet et de la pandémie. Mais les réformes sont restées lettre morte et la colère populaire a été exacerbée par l’explosion du 4 août au port, un drame imputé à la négligence des autorités et qui a fait plus de 200 morts. «Aujourd’hui, nous voulons ressusciter la révolution dans la rue (…) car le peuple et le pays sont morts», dit à l’AFP Anthony Douaihy. «Si (…) nous ne (leur) faisons pas face (…), cette classe corrompue nous gouvernera pendant 30 années supplémentaires».
«Inaction politique»
Lundi, le président Michel Aoun a tenu une réunion «financière, économique et sécuritaire» en présence notamment du Premier ministre par intérim Hassan Diab. Mais dans un pays qui n’a jamais mené à bien les réformes attendues par la communauté internationale, les observateurs restent circonspects.
«La chute du taux de change n’est que la poursuite d’une nette tendance baissière (…) depuis le début de la crise et l’inaction politique concomitante», résume Mohammad Faour, chercheur en Finances à l’Université de Dublin. Lundi, l’Observatoire de la crise à l’Université américaine de Beyrouth a alerté sur les retombées de cette nouvelle chute monétaire, estimant que «le pire n’était pas encore arrivé». Les partis au pouvoir tergiversent, accusés par certains d’attendre un pourrissement supplémentaire.
«Il est plus facile pour les dirigeants de ne rien faire, de répercuter lentement les pertes sur la population et de régner sur un pays beaucoup plus pauvre que de faire des réformes», estime l’économiste Mike Azar. «Les réformes nécessaires frappent directement le système clientéliste des partis politiques alimenté par le secteur public», justifie-t-il. «La restructuration des banques ferait peser une partie du fardeau sur les actionnaires et les grands déposants, deux classes politiquement influentes». En décembre, la Banque mondiale avait évoqué dans un rapport accablant une «dépression délibérée», épinglant l’inaction des dirigeants.