L’historien français qui a participé à la réalisation du film documentaire de Claire Billet « Algérie-Section armes spéciales » a bien voulu répondre à toutes nos questions sans restriction aucune.
Réalisé par Farid Guellil
Le Courrier d’Algérie : En cours de tournage, le film « Algérie : Section armes spéciales » avait pour titre « la guerre des grottes ». Pourquoi a-t-il été changé ?
Christophe Lafaye : Effectivement, lors de la première étape de notre travail commun d’enquête avec Claire Billet, la réalisatrice, nous avons choisi de dévoiler aux français l’existence de la guerre chimique dans le cadre d’un article dans la revue XXI intitulé « La guerre des grottes » en avril 2022. Il a été ensuite repris par la revue « Politis » qui lui a donné un large écho en Algérie. Je suis ensuite venu avec la délégation de l’association Josette et Maurice Audin en mai et juin 2022 pour donner une série de conférences sur ce thème à Alger, Oran et Constantine dans le cadre du 60e anniversaire de l’indépendance de l’Algérie. Cette appellation « guerre des grottes » renvoyait essentiellement à la guerre souterraine dans des cavités naturelles alors que l’Armée de Libération nationale (ALN) utilisait aussi bien des casemates que des silos à grain pour se dissimuler. Elle ne rendait pas non plus compte du caractère « chimique » des moyens utilisés par l’armée française. C’est pour cela que nous avons choisi « Algérie, sections armes spéciales » pour le film. Ce terme renvoyait clairement à l’utilisation des armes chimiques et au caractère de guerre chimique rationnalisée sur toute l’Algérie. Sans trahir un secret, Claire Billet pensait à un autre titre : « Jusqu’à leur dernier souffle ». Mais finalement France TV a gardé « Algérie, sections armes spéciales ».
Ne pensez-vous pas que la pratique est ancienne. N’est-ce pas les enfumades au cours de la conquête qui se sont transformées, durant la guerre de libération nationale en gaz chimiques ?
C’est une excellente question qui mérite à elle seule un débat historique contradictoire. Personnellement, pour lancer le débat, je pense que les deux pratiques se ressemblent mais qu’elles comportent des finalités différentes. Lors de la conquête de l’Algérie, les enfumades – comme celle du Dahra en juin 1845 où périt la tribu des Ouled Riah – répondait à une logique de conquête. Les colonnes infernales du général Bugeaud voulaient soumettre le pays par la terreur. Le crime de masse – environ 900 personnes, hommes, femmes, enfants à Ghar-el-Frechih – était considéré comme un moyen d’assujettir les populations par la terreur. Cette logique accompagnait celle de la terre brûlée. Lors de la guerre d’indépendance, l’utilisation des sections armes spéciales répondait avant tout à un besoin tactique. Comment vaincre l’ALN retranchée dans des refuges souterrains sans trop de pertes ? Les armes chimiques devaient conférer un avantage à l’armée française. Si les maquisards sortaient des grottes, ils pouvaient être interrogés par les officiers de renseignements. S’ils restaient dans les refuges souterrains, ils mourraient. Beaucoup de combattants préféraient se battre jusqu’à la mort, plutôt que de risquer la torture et l’exécution sommaire qui suivait souvent. À partir de 1959, le commandement de la 10e région militaire en Algérie, choisissait d’infecter systématiquement avec des gaz toxiques les grottes, galeries de mines etc. trop vastes pour être détruites. L’emploi des armes chimiques devait priver l’ALN de zones refuges. Par contre, dans certaines régions, ces cavités souterraines servaient aussi d’abris pour les populations lors des opérations de l’armée française. C’est dans ce cadre-là que se sont produits des crimes de guerre, comme celui de Ghar Ouchettouh les 22 et 23 mars 1959. Pour la survenue ou non de ces crimes, tout semble dépendre du commandement français sur le terrain et de la considération portée aux populations civiles.
Vous avez déclaré à un média « qu’au moins 450 opérations militaires françaises impliquant des armes chimiques ont été menées en Algérie, principalement en Kabylie et dans les Aurès ». Pourquoi cette imprécision des opérations et est-ce par manque de temps que vous vous êtes limités à ces deux régions du pays ?
J’ai construit cette base de données d’environ 450 opérations sur toute l’Algérie (pas seulement en Kabylie et dans les Aurès), à partir de l’exploitation des archives françaises ouvertes. Il y en a beaucoup plus, c’est certain. Il y a encore des cartons entiers de comptes rendus d’opérations, de synthèses d’état-major etc. à exploiter puis à recouper avec les collectes de témoignages dans les villages et les archives publiques ou personnelles en Algérie. Un document des archives du ministère des Armées en France laisse entrevoir pour l’année 1961 seulement, 903 grottes « traitées » par les différentes unités spécialisées pour 317 algériens hors de combat (tués ou prisonniers). Nous sommes donc face à une guerre chimique beaucoup plus vaste entre 1956 et 1962. En fait, il y a du travail pour plusieurs générations d’historiennes et d’historiens en France et en Algérie pour arriver à produire une cartographie exhaustive. Mais pour cela, il faut d’abord définir « la guerre chimique » comme un objet d’étude universitaire. Il faut ouvrir toutes les archives militaires en France sur le sujet. Ensuite, en Algérie même, il faudrait lancer de vastes collectes de mémoires orales dans les différentes régions. Si le sujet restait peut-être méconnu dans les grandes villes, je peux vous assurer que les mémoires locales (anciens combattants, leurs proches et les civils de l’époque) connaissaient l’existence de cette guerre chimique. Il faut les capter avant qu’elles ne disparaissent. C’est un enjeu crucial. Les archives militaires, concernant les crimes de guerre, sont avant tout celles de la dissimulation. Pour pouvoir les critiquer et les discuter, il faut des sources complémentaires en Algérie même.
Le film vient d’être censuré en France. Sa disponibilité sur la plateforme de France-Télévision exclut la région du Maghreb. Votre avis ?
Le film a été diffusé une première fois sur la RTS le 9 mars 2025. Il devait être montré une semaine plus tard sur France 5 mais la diffusion a été reportée (à priori en juin). Avec Claire Billet, nous étions très surpris. Nous avons pensé que ça allait mettre de l’huile sur un feu bien sensible. France Télévision nous a dit ce qu’il y a dans le communiqué de presse : « Le documentaire est déprogrammé en raison de l’actualité au profit d’une soirée dédiée à Poutine et Trump ». Le film a été mis en ligne le mercredi 13 mars sur la plateforme de France TV. Nous comprenons les contraintes d’actualité qui bouleversent les grilles des programmes. Il ne faut pas oublier que ce documentaire a été financé par France TV (aussi la RTS suisse et divers fonds de soutien) qu’il existe grâce à France TV, et qu’il est en ligne et visible sur leur plateforme. Sincèrement, j’ignorais l’exclusion de la région du Maghreb. Je pense que ce film documentaire doit être vu et partagé le plus largement possible en France et à l’étranger, surtout au Maghreb pour libérer la parole. La France doit regarder en face toutes les facettes de la guerre coloniale. Il faut crever les abcès qui gangrènent notre vie politique depuis trop longtemps et nous empêchent de reconnaître, ailleurs dans le monde, les méfaits des guerres coloniales.
Le journal « La Voix du Jura » révèle en ces termes « le Dolois a dû surmonter bien des difficultés pour parvenir à éclairer cette page de notre histoire ». À quels genres de difficultés fait-il allusion ?
Le tournage a duré quatre ans. Il fut difficile mais c’est presque devenu un sujet de plaisanterie avec Claire Billet. Le secret sur la guerre chimique ne voulait pas être levé … Il a fallu se battre. Je remercie le producteur Luc Martin-Gousset, qui a su renverser des montagnes pour aller au bout de ce projet. Pour le chercheur, le premier problème est celui de l’accès aux archives. Les archives du service historique de la défense ont été assez largement ouvertes entre 2012 et 2019.
Soudain, au mois de décembre 2019, gros cataclysme, les archives contemporaines du ministère de la Défense ont été fermées à cause d’un conflit juridique entre deux textes. La loi de 2008 sur les archives déclassifiait au bout de cinquante ans les archives de secret défense mais le ministère des Armées opposait une instruction générale interministérielle émanant du Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale ordonnant la déclassification à la pièce (document par document). Cette procédure exigeait énormément d’archivistes et énormément de temps. Les archivistes et les historiens ont formé des recours devant le Conseil d’État, qui a tranché en leur faveur en juin 2021. Mais le ministère des Armées a contre-attaqué et pris de nouvelles mesures qui compliquent encore la situation, en créant des archives sans délai de communication. Lorsque je suis revenu en 2021, des refus ont systématiquement été opposés à mes demandes de communication de pièces que j’avais pu consulter pour certaines auparavant, en invoquant l’article L-213, II de la loi de 2008 sur les archives incommunicables. En vertu de cet article, certaines archives sont incommunicables au motif qu’elles seraient susceptibles de permettre de concevoir, fabriquer, utiliser et localiser des armes de destruction massive. Maintenant, on me referme des journaux de marche, des comptes rendus d’opérations, des procès-verbaux de création d’unités en invoquant cet article. Ma recherche n’est pas la seule dans ce cas d’ailleurs. Un grand pays se doit d’assumer son histoire avec ses zones d’ombre et de lumière. Les historiennes et historiens doivent rendre accessible cette histoire aux citoyens et permettre un débat public fondé sur des faits, un savoir construit et sourcé pouvant être interrogé et non de simples opinions.
Vous êtes docteur en histoire et chercheur associé à l’université de Bourgogne. Voulez-vous partager avec nos lecteurs votre biographie plus complète ?
J’ai plaisir à penser que les historiennes et les historiens doivent être moins importants que le sujet qu’ils traitent. Je fuis l’égocentrisme, qui est une calamité dans le milieu intellectuel. Mais je comprends ce besoin. Je suis Christophe Lafaye, docteur en histoire de l’université d’AixMarseille depuis le 29 janvier 2014. J’ai réalisé une thèse sous la direction de Rémy Porte intitulée : « Le Génie en Afghanistan. Adaptation d’une arme en situation de contre-insurrection. Hommes, matériels, emploi », au sein du laboratoire CHERPA de Sciences Po Aix dirigé à l’époque par le professeur émérite JeanCharles Jauffret. Cette thèse publiée en 2016 chez CNRS éditions a reçu le prix d’histoire militaire 2014, une lettre de félicitations dans le cadre du prix de l’IHEDN en 2015 et le prix Raymond Poincaré en 2017. Entre 2019 et 2023, j’ai été chercheur associé à l’université de Rouen auprès de la Pr. Raphaëlle Branche puis, auprès du laboratoire LIR3S de l’université de Bourgogne-Europe où j’ai enseigné entre 2018 et 2024. Actuellement, je suis archiviste tout en réalisant un mémoire inédit en vue d’une habilitation à diriger les recherches sur « la guerre chimique en Algérie » avec Sylvie Thénault, directrice de recherche au CNRS. Mes recherches portent sur les expériences combattantes des XX et XXIe siècles, avec un intérêt particulier pour les études de la contre-insurrection et de la guerre chimique. Pluridisciplinaires, elles intègrent une réflexion méthodologique approfondie sur la constitution de fonds d’archives alternatives (archives orales, archives personnelles) pour la recherche (collecte, archivage, valorisation). À l’avenir, je souhaite faire de l’enseignement et de la recherche à l’université pour développer les études comparées sur la guerre chimique au niveau international.
L’historien que vous êtes, a dû se pencher sur l’utilisation du Napalm par l’armée française sur des populations sans défense durant la guerre d’Algérie. Y-a-t-il des archives sur cette autre atrocité ?
Bien évidemment, l’usage du Napalm est documenté dans les archives du ministère des Armées. Il faut pour cela se rapprocher des archives de l’armée de l’air en Algérie, tout en les recoupant avec celles de l’armée de Terre afin de cerner les usages et les effets en opérations. Le terme de « Napalm » est peu utilisé dans les archives. Celui de « bidons spéciaux » est préféré pour maquiller leur usage. Cette euphémisation est courante dans les archives de la guerre d’indépendance algérienne. Elle existe même pour la guerre chimique. La première chercheuse en France à en avoir parlé dans sa thèse est la professeure Raphaëlle Branche en 2000. Mais la mention du Napalm était présente dans beaucoup de récits d’anciens combattants mais aussi dans la littérature de dénonciation de l’époque. Nous trouvons même un fonds d’archives spécifique à Genève au Comité international de la Croix Rouge. Le dernier article sur le sujet, sous la plume de la Pr. Raphaëlle Branche, a été publié sur le site orient XXI (« Quand l’armée pacifiait au Napalm »). Il y aurait une étude à réaliser sur l’utilisation de cette « arme spéciale » incendiaire. Comme pour l’usage des gaz toxique, le Napalm est utilisé en Indochine, mais aussi massivement lors d’autres guerres coloniales. Le sujet du Cameroun commence à surgir. D’ailleurs, je co-organise avec la Dr. Lina Leyla Abdelaziz de l’université de Batna 2, le Pr. Pierre Journoud de l’université de Montpellier 3 et le Dr. Olivier Lepick, spécialiste des armes chimiques et biologiques, le 19 juin 2025 à Aix-en-Provence, un panel d’une journée entière consacré à la guerre chimique dans le cadre du 7e congrès de l’AEGES. Le napalm sera largement évoqué mais aussi les guerres chimiques au Maroc, en Algérie, au Cameroun et au Vietnam entre autres. Il y a un véritable champ d’étude international à développer sur ce thème.
Dans la panoplie des monstruosités, il y a l’usage de la torture dénoncé par plusieurs personnalités. Pas seulement au cours de la guerre pour l’indépendance mais bien avant, durant la conquête. Quelle place occupe ce crime de guerre dans les archives ?
Sur ce sujet encore, c’est la professeure Raphaëlle Branche qui fait référence et qu’il faut interroger. Sa thèse sur la torture en Algérie a fait beaucoup de bruit en France au début des années 2000. Elle montrait le caractère systématique et institutionnalisé de la torture en Algérie afin de soumettre les populations par la terreur. Une question demeure. Avec la loi de prévention des actes terroristes du 30 juillet 2021, serait-il encore possible d’accéder aux archives du renseignement en Algérie ? Rien n’est moins sûr.
La France fait la sourde oreille concernant les déchets radioactifs des essais nucléaires français laissés au Sahara. Les archives font-elles état de cet aspect des conséquences des explosions atomiques ?
Dans ce domaine aussi, les archives sont refermées au titre des archives incommunicables. Il faudrait une impulsion politique forte en France pour que ces abus cessent et que les historiens puissent s’en saisir pour travailler. Mais j’ai l’impression qu’il y a des avancées sur l’ouverture des archives sur le centre d’expérimentation du Pacifique. Des recherches sont menées par le Pr. Renaud Meltz, directeur de recherche au CNRS et elles avancent. Pourquoi ne pas faire de même pour l’Algérie ?
D’un point de vue global, les travaux des historiens français se sont surtout concentrés sur la période de la guerre d’Algérie et beaucoup moins sur la période de la conquête. De la colonisation de peuplement. Du rattachement au territoire français. Du Code de l’Indigénat. Pourquoi, selon vous ?
La guerre d’indépendance algérienne (1954-1962) est un sujet effectivement largement étudié même s’il reste encore beaucoup à faire pour en améliorer la compréhension en France par le grand public. Je ne serais pas aussi catégorique dans ce constat. L’historien Alain Ruscio vient de publier en octobre 2024 aux éditions la Découverte une somme très importante de 943 pages sur la conquête de l’Algérie intitulée : « La première guerre d’Algérie. Une histoire de conquête et de résistance, 1830- 1852 ». Mais je suis préoccupé : le savoir produit par le monde universitaire n’imprime pas la sphère publique. Nous montrons que la Terre est ronde, mais dans les discours on a l’impression qu’elle est toujours plate. En France, il est toujours nécessaire de revenir, encore et encore, sur les 132 années de présence en Algérie.
F. G.