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La Mitidja altérée par le béton : La rançon du progrès

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Comme des coulées de lave en fusion avançant inexorablement dans toutes les directions, le béton prenait possession avec une rare sauvagerie de la Mitidja. Des vignobles aux cépages à nul autre pareil, dont la renommée dépassait la frontière, avaient été arrachés.

Par endroits, ils laissaient place à de hideuses cités, construites avec une anarchie et un désordre indescriptibles, n’obéissant à aucune logique, aucune norme urbanistique. Les charmants villages d’autrefois qu’on découvrait entre deux coteaux, au détour des petites routes ombragées ou au pied des montagnes, étaient maintenant cernés par de misérables baraques, d’abris de fortune, faisant de toutes ces agglomérations d’immenses bidonvilles, conséquence d’un exode rural sans précédent. Les nouveaux quartiers faits d’affreuses bâtisses jamais finies, laides et prétentieuses à faire pleurer de dépit un étudiant en architecture, poussaient comme des excroissances difformes. Leurs façades de briques rouges non crépies,ou de gros blocs grisâtres de parpaing, et leur terrasse garnie de longilignes poteaux de béton et de ferraille, offraient des tableaux froids et fades. ça et là, côtoyant toute cette désolation, des maisons cossues de quelques nouveaux riches ou de ces incontournables apparatchiks locaux. Après avoir été saignés à blanc, les fameux vignobles et vergers de la Mitidja étaient maintenant journellement violentés. De nouvelles routes, des blessures béantes, de larges et noires cicatrices traversaient de part en part les célèbres vignobles, les orangeraies et autres grands champs de citronniers, de pommiers ou de poiriers, pour ne citer que ceux-là. Des plantations entières avec leurs grands brise-vent, ces hauts cyprès alignés comme des quilles et à la chevelure éternellement émeraude, étaient rasées sans état d’âme pour laisser place à des cités dortoirs, des complexes sportifs, des usines, des sites industriels. Les vergers rétrécissaient chaque jour un peu plus comme une peau de chagrin. Où que portait le regard on ne pouvait manquer d’apercevoir ces chantiers grouillant d’ouvriers qui poussaient comme des champignons, ces grues géantes avec leur immense bras métallique, ces grands camions ou autres gros engins de génie, de véritables monstres d’acier, allant et venant dans tous les sens, décapant des sols riches, terrassant ou bitumant des terres fertiles. De profondes mutilations condamnant à terme les vergers à une inéluctable disparition ; la rançon du progrès diront les plus optimistes…Du haut du belvédèr et surplombant l’agglomération de Rivet, Meftah depuis qu’on avait débaptisé le village, je laissais errer, un peu tristement je l’avoue, mon regard sur la grande plaine algéroise, essayant de redécouvrir les lieux, de retrouver mes repères. Les châteaux et les grandes demeures coloniales, à l’abandon quand ils n’étaient pas squattés par une quelconque officine ou plusieurs familles d’ouvriers à la fois, avaient perdu de leur splendeur et de leur blancheur, se perdaient dans le nouveau paysage, un immense capharnaüm à ciel ouvert. En poste à l’intérieur du pays, voilà bien longtemps que je n’avais pas remis les pieds sur l’esplanade. En traversant en voiture la grande plaine, assez rapidement en général, je privilégiais volontiers les anciennes routes pour essayer de retrouver malgré tout, ces senteurs d’antan, humer avec délices ces effluves si odoriférants et si sauvages de la Mitidja auxquelles j’étais tant habitué.
Je constatais bien sûr qu’un nouveau décor s’implantait peu à peu, que les petits villages changeaient d’aspect, que ça et là de grandes bâtisses étaient en construction, de nouvelles routes étaient tracées. Mais j’étais loin d’imaginer l’ampleur du désastre. Dans la matinée, après avoir accompagné un ami qui rendait visite à un proche au sanatorium de Meftah, je n’avais pu résister à l’envie de faire un tour jusqu’à l’orée de la forêt de chênes-lièges, un peu plus en amont, de revoir le belvédère que je connaissais fort bien. À l’approche de la grande grille qui barrait le chemin, des images subites m’avaient submergé l’esprit ; souvenirs de mes années scoutes quand je faisais d’inoubliables sorties dans cet endroit, tantôt avec la Patrouille des ‘Aigles’, tantôt avec celle des ‘Lions’, souvent accompagnés par de jeunes ‘Louveteaux’, du groupe En-Nasr de Baraki, impatients de dépenser notre trop-plein d’énergie tout en respirant le grand air et en nous adonnant avec passion à nos activités. Sur l’emplacement de l’ancien monastèreon, avait construit un institut d’études islamiques. Enfoui sous les buissons touffus et épineux, le petit sentier qui menait au belvédère avait entièrement disparu. Avec difficulté, je m’étais frayé un chemin à travers l’épaisse végétation couverte d’une pellicule de cendre grise et noire. Les tiges hautes et épineuses m’avaient égratigné quelque peu les mains, alors que les aiguillons crochus des ronces s’accrochaient à chaque pas à mon pantalon. L’esplanade n’était plus qu’un lointain souvenir, les mauvaises herbes et la broussaille avaient tout envahi. Ce qui restait du parapet, quelques bouts de tiges métalliques tordues, servaient de support à une haie touffue de houx et de muriers sauvages. Pendant un long moment, le regard perdu au loin et gagné par un spleen comme jamais auparavant, j’étais resté perplexe devant la grande désolation du tableau qui s’offrait à mes yeux.
L’homme étant le premier, le plus féroce des prédateurs, et étant certain que le pire était encore à venir, je mesurais combien on pouvait être impuissant face à la bêtise humaine. Plus proches, de longues colonnes de fumée d’un blanc jaunâtre, pesantes, opaques, s’échappaient des fourneaux de la cimenterie installée à l’entrée Est de Meftah et s’élevaient lentement dans le ciel avant d’être emportées par le vent. Elles étaient visibles à des kilomètres à la ronde.
En retombant, telle une poudreuse, de la neige fraîche, elles recouvraient tout d’une épaisse couche grise et sale de gypse et de calcaire…

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