Longtemps, musiciens et critiques ont déploré la trop forte absence de femmes artistes aux Grammy Awards, les récompenses de l’industrie musicale américaine. Dimanche, elles devraient rafler les prix les plus prestigieux, reflet d’une évolution des mentalités et d’une scène qui se diversifie.
Rien que pour l’album de l’année, que se disputeront notamment Taylor Swift, SZA ou Olivia Rodrigo lors de la 66e cérémonie à Los Angeles, sept des huit nommés sont des femmes ou des artistes de genre fluide. « Avant, les femmes stars de la pop faisaient parler d’elles sur les tapis rouges. Désormais, elles nourrissent la conversation des Grammy en tant que tels », note Kristin Lieb, professeure à l’université Emerson spécialisée dans le marketing de la musique et les identités de genres.
« Talent »
« C’est un changement significatif. On parle davantage du talent et du charisme des femmes que de leurs corps et de leurs tenues », ajoute-t-elle.
Taylor Swift, qui a acquis un rang de méga star mondiale, SZA, qui a engrangé le plus de nominations (9) avec son album SOS et son tube envoutant « Kill Bill », et Olivia Rodrigo, ancienne égérie Disney dont les sons rock sont encensés par la critique, concourent à la fois pour le meilleur album et l’enregistrement de l’année, attribué pour la performance globale d’un titre. Tout comme Miley Cyrus et le supergroupe boygenius, dont le trio formé par Phoebe Bridgers, Julien Baker et Lucy Dacus a créé la sensation avec son cocktail de pop-folk poétique et rock indé. Janelle Monae, Billie Eilish et la star montante Victoria Monét sont aussi de la partie dans les catégories les plus prestigieuses (meilleurs album, enregistrement ou chanson). Seul homme à surnager, le jazzman touche-à-tout Jon Batiste, grand vainqueur de la cérémonie il y a deux ans. Kristin Lieb note que l’évolution est impressionnante, tant parce qu’elle concerne les femmes, que des artistes de genre fluide ou queer comme le trio boygenius, Miley Cyrus, Billie Eilish et Janelle Monae. Au niveau statistique, le changement est notable. De 2012 à 2022, seulement 13,9% des nommés dans les catégories majeures étaient des femmes, selon une étude du think tank « Annenberg Inclusion Initiative » de l’université de Californie du sud.
Enfermées dans la pop
Ces chiffres pouvaient résonner avec les propos controversés de l’ancien patron de la Recording Academy, l’organisme représentant l’industrie musicale américaine et organisateur des Grammy, Neil Portnow.
En 2018, il avait déclaré que les femmes artistes n’avaient qu’à « se manifester » si elles voulaient plus de reconnaissance. En novembre, il a été visé par une plainte en justice, accusé d’avoir drogué et violé une artiste en 2018, ce qu’il réfute. En réagissant à l’annonce des nominations, en novembre, l’actuel patron de la Recording Academy, Harvey Mason Jr, a simplement constaté que « les femmes ont fait de la sacrée bonne musique » et « nos votants ont manifestement été convaincus ». La plupart de ces artistes ont des carrières bien entamées, qui ont pris de la profondeur et leur ont permis d’explorer des styles variés, quand les femmes ont souvent été catégorisées dans la musique pop. « Une femme qui vend bien est destinée à perdre son genre musical d’origine et elle sera considérée comme une pop star », a déclaré Kristin Lieb. « Et d’une manière générale, la musique pop est considérée comme quelque chose d’artificiel ou éphémère », ajoute l’universitaire, qui reste prudente sur l’évolution des mentalités, tant dans l’industrie que pour la critique.
Une autre experte, Christine Wisch, qui donne un cours à l’université de l’Indiana sur l’histoire des femmes dans la musique depuis l’ère médiévale, espère qu’à terme, « on pourra observer l’art pour ce qu’il est », sans tenir compte de « certaines identités ». Elle explique que ces étudiants ont une admiration particulière pour boygenius, trio nommé dans six catégories, dont les membres raillent volontiers le label de « femmes dans le rock ». « En tant que musicienne et enseignante, je suis impatiente à l’idée qu’un jour le genre ne soit plus un sujet et que nous ne soyons plus surpris que les femmes soient majoritaires. »