Cinq ans après l’attentat le plus spectaculaire que l’Algérie ait jamais vécu, Tiguentourine continue à livrer ses secrets, par petites doses. Aujourd’hui, on en sait un peu plus qu’hier, mais beaucoup de zones d’ombre persistent, d’autant que beaucoup d’acteurs ne sont plus de ce monde.
On s’en souvient encore aujourd’hui : ce fut une terrible opération terroriste qui a utilisé une prise d’otages massive. Lieu de l’opération : le site gazier de Tiguentourine, à 45 km à l’Ouest d’In Amenas ; nombre des assaillants une quarantaine ; date de l’opération : du 16 janvier 2013 au 19 janvier 2013 ; commanditaire : «les Signataires par le sang », une faction d’élite djihadiste, proche d’Al Qaïda au Maghreb, dépendant directement de Mokhtar Mohamed Belmokhtar. Plus de 800 salariés du site gazier ont été pris en otage par les terroristes ; ces derniers prévoyaient de monnayer les étrangers et de faire une démonstration de force en faisant exploser les puits gaziers. L’assaut des militaires a permis de reprendre le contrôle total de l’usine gazière. Selon un bilan définitif, 37 otages et 29 terroristes y ont trouvé la mort.
Des révélations inattendues
Aujourd’hui, à la faveur d’un procès en cours, un accusé, affilié au groupe «les Enfants du Sahara pour la Justice» créé par Bencheneb, tué lors de l’assaut militaire de Tiguentourine, et jugé pour terrorisme par le tribunal d’Oran, qu’on désignera par ses initiales : B.A.H. avoue avoir acquis des armes auprès de fournisseurs turcs aux Émirats arabes unis. «Tiguentourine n’a pas été une opération casse-cou», bien au contraire, ce fut un plan mené de longue date avec une logistique de guerre et, surtout, l’implication de plusieurs parties. L’accusé avoue avoir été en contact avec un conseiller du président du Burkina Faso qui lui aurait suggéré de créer un mouvement politique pour soutenir l’action terroriste dans le sud de l’Algérie.
B.A.H. affirme aussi avoir été en contact avec plusieurs intermédiaires pour acquérir des véhicules devant servir à l’attaque de Tiguentourine ; ces intermédiaires sont d’Afrique, d’Asie et du Golfe. Deux noms ressortent de l’affaire de la transaction d’armes au profit de MBM : El Mustafa Ould Limam Echafiï et Ismat Kuyak ; le premier est le négociateur insaisissable à la fois des groupes armés au Sahel et le conseiller privilégié de certains chefs d’États africains ; le second est le directeur des ventes des équipements industriels turcs, Ismat Kuyak.
Toyota Station et matériel militaire turc
Le prévenu dit avoir quitté le territoire national en 2009. Il se serait rendu au Mali où il aurait rallié un groupe terroriste. Par la suite, ce terroriste, certainement important, pour être au fait de ces informations, aurait été chargé de rencontrer un conseiller du président burkinabé, un homme d’affaires (El Mustapha Ould Limam Al-Chafiï). B.A.H. précise : «MBM et Benchneb (tous deux ont été tués par la suite) m’ont envoyé à Dubaï pour l’acquisition de 47 voitures 4X4 de marque Toyota Station et de matériel militaire turc qui ont été utilisés lors de l’attaque de Tiguentourine. Nous les avons transportés au Mali à partir du port de Lomé, au Togo». B.A.H ajoute qu’il avait rencontré «un conseiller du président burkinabé», et que ce dernier lui a «demandé de procéder à la réorganisation du mouvement et la création d’une antenne politique pour pouvoir bénéficier de son soutien, chose qui a été faite. » On sait aujourd’hui, que le matériel a été acheminé de la Turquie vers l’Afrique de la manière la plus légale et visible qui soit, puisque la transaction au profit de tiers a pu se faire à la faveur d’une exposition sur l’industrie militaire turque organisée à Dubaï, où l’accusé avait pu se rendre grâce à un passeport malien. L’accusé affirme avoir été aidé par Echafiï à prendre contact avec le directeur des ventes industrielles turques, Ismat Kuyak, à Conakry, pour approvisionner l’organisation en armement.
Echafiï, l’homme du Maroc ?
Si les traces d’Ismat Kuyak se perdent à Conakry, on sait au moins que réellement l’industrie automobile turque en République de Guinée fait florès, et beaucoup d’Africains, États, entreprises et tierces personnes s’y approvisionnent. Par contre, pour El Mustafa Ould Limam Echafiï, la visibilité est meilleure, mais plus effrayante. On sait que cet homme, intermédiaire aussi bien des capitales occidentales (et donc des services secrets) que des groupes armés, principalement Al Qaïda, Al Mourabitoune et le Mujao, était aussi l’intermédiaire privilégié dans les prises d’otages occidentaux et les tractations d’usage qui suivaient pour leur libération. On sait aussi qu’après avoir été l’homme de main et conseiller secret de Blaise Compaoré, (l’auteur du putsch militaire contre Tomas Sankara) jusqu’en 2014, il est devenu l’homme du Maroc, où vivent sa femme et ses quatre enfants (lui, il vit entre Rabat et Abidjan). Multimillionnaire, affairiste, ses relations privilégiées avec plusieurs chefs d’États africains lui ont valu le surnom de «Jacques Foccart sans valises du Sahel». Dans les années 90, Chafiï devient l’éminence grise du président Compaoré et son conseiller de l’ombre en matière de politique internationale. Citoyen mauritanien, il est soupçonné avoir été la tête pensante du putsch sanglant des «Cavaliers du changement» le 8 juin 2003 contre le président Maaouiya Ould Sid Ahmed Taya. Chafiï aurait d’ailleurs échappé à une tentative d’enlèvement à Lomé l’année suivante par les services mauritaniens.
Un interlocuteur privilégié des services secrets occidentaux
Chafiï a été pendant la vague des rapts sur des touristes européens entre 2003 et 2015, l’interlocuteur spécial des services de renseignements occidentaux ; il est notamment connu pour avoir été le négociateur pour la libération de plusieurs otages occidentaux au Sahel détenus par Al-Qaïda au Maghreb, dont le Canadien Robert Fowler et de son assistant, kidnappés en décembre 2008 et libérés en avril 2009, de trois humanitaires espagnols Alicia Gamez, Roque Pascual et Albert Vilalta enlevés le 29 novembre 2009 libérés en 2010, et peut-être le Français Michel Germaneau, assassiné quatre semaines avant. Ses «entrées» privilégiées chez l’état-major de tous les groupes armés du Sahara et du Sahel ne laissent aucun doute sur ses dispositions. Son importance dans le jeu politico-sécuritaire au Sahel est tel qu’il a été évacué, le 1er novembre 2014, à Abidjan à bord d’un avion spécial affrété par la présidence ivoirienne à la chute du chef de l’État burkinabé. La Mauritanie, qui a été soudoyée longtemps par sa fortune, a mis du temps pour l’accuser. Echafiï a été par la suite un opposant acharné du président Mohamed Ould Abdel Aziz, dont il critique sa stratégie de lutte contre AQMI. On dit aussi à Nouakchott qu’il a été notamment le mentor de l’ancien président Sidi Cheikh Abdellahi, ce qui motive l’opposition à sa destitution par le général Abdel Aziz, en 2008. On sait que la Mauritanie a émis un mandat d’arrêt contre lui pour «soutien financier et actif au terrorisme».
Les voies qui ont mené à Tiguentourine furent nombreuses et enchevêtrées ; la logistique utilisée lors de l’attaque renseignait sur un travail de longue haleine opéré en amont ; le matériel de guerre dont disposaient les terroristes n’était pas auparavant entre les mains de ces groupes armés éparpillés dans le désert de l’Azawad. Au lendemain de l’attaque, les interrogations se posaient en longueur de lignes. Le temps apportera la réponse à chacune d’elles.
F. O.