Cette nouvelle situation politique n’est néanmoins pas une condition suffisante pour une amélioration de la situation sécuritaire. Les accusations généralisées de fraude ont en effet empêché la proclamation définitive des résultats, et les efforts diplomatiques de l’ONU autant que des États-Unis ont certes permis la désignation d’un nouveau président mais sans que son score soit publié. Cette absence de publication des résultats affaiblit la légitimité du nouveau président alors que cette fonction est décisive pour l’avenir du pays en raison du système politique présidentiel hautement centralisé mis en place sous l’influence des Américains après 2001.
UN ÉTAT TOUJOURS FAILLI
Il existe deux ensembles de facteurs – internes et externes – qui expliquent les difficultés de la construction d’un État afghan dont l’autorité reste affaiblie et le fonctionnement non démocratique. Sur le plan intérieur, l’Afghanistan demeure un État failli, incapable de contrôler son territoire et d’organiser efficacement des élections. En outre, la mobilisation des blocs ethniques semble être le principal facteur du succès électoral d’Ashraf Ghani au second tour de l’élection présidentielle. La mobilisation du vote pachtoune a joué un rôle central dans la progression de Ghani entre le premier tour (5 avril) et le deuxième tour (14 juin) de l’élection présidentielle : il a progressé de 31,56 % à 56,4 % – chiffres qui sont cependant contestés par le candidat Abdullah Abdullah. Certains experts ont interprété le résultat du premier tour comme la fin de l’ère des seigneurs de la guerre et de la prégnance du facteur ethnique dans la politique afghane ; ces élections devaient marquer l’entrée de la politique afghane dans une ère nouvelle. Cependant, la perception populaire et le résultat du second tour semblent prouver que le facteur ethnique joue encore un rôle essentiel dans la mobilisation politique. En effet, les partisans de Ghani considèrent que son succès électoral signifie la « victoire de la majorité » de la population, les Pachtounes, sur la minorité. Il est clair que l’ethnicisation de la politique afghane reste le principal défi pour la stabilité du pays au cours des prochains mois.
D’autre part, les partisans de Abdullah Abdullah dénoncent le manque de fiabilité des résultats électoraux, en particulier dans les provinces majoritairement pachtounes. L’ampleur de la fraude pourrait en effet représenter un quart des bulletins de vote (2 millions sur 8 millions de voix). Abdullah Abdullah a accusé Karzaï d’avoir orchestré le succès électoral de Ghani en raison de leur identité pachtoune commune. L’accusation d’Abdullah est proche des perceptions populaires qui voient la démission de Zia ul-Haq Amarkhail de son poste de chef de secrétariat de la Commission électorale indépendante en juin 2014 dans une perspective conspirationniste. Cette croyance veut que la commission fasse partie d’un complot britannique pour déstabiliser l’Afghanistan ; elle se trouve profondément enracinée dans la longue histoire des interventions étrangères au sein des affaires intérieures de l’Afghanistan. Le complotisme est ainsi l’un des facteurs essentiels qui renforce la popularité de groupes anti-gouvernementaux, comme les talibans et le réseau Haqqani, basé au Pakistan. En conséquence, le mécontentement généralisé avec l’élection présidentielle de 2014 est de nature à affaiblir politiquement le prochain président, qui, tout en restant sur le plan constitutionnel l’homme le plus puissant d’Afghanistan, pourrait souffrir d’un manque de légitimité populaire en raison de la controverse entourant son élection. En d’autres termes, une partie de la population considère que le choix du prochain président de l’Afghanistan résulte de l’intervention diplomatique américaine combinée à un accord à l’intérieur des élites politiques afghanes. Il ne procède donc pas de l’expression de la volonté du peuple. Par conséquent, la méfiance entre les citoyens et leurs représentants politiques ne cesse de se creuser en Afghanistan.
Au-delà de la croyance répandue dans les théories du complot, il convient de mentionner les facteurs externes qui affectent l’élection présidentielle controversée. D’une manière générale, quand il s’agit de l’intervention étrangère en Afghanistan, deux récits opposés sont présents dans le pays. Alors qu’une partie de la population la juge indispensable à la stabilisation du pays, d’autres mettent en évidence les coûts élevés que l’Afghanistan paie pour sa dépendance à l’égard des aides étrangères et de la présence des forces armées étrangères sur son territoire. Le point de vue positif sur l’influence étrangère se fonde sur la conviction selon laquelle les acteurs nationaux sont incapables de résoudre de manière pacifique les querelles politiques internes incessantes depuis le second tour de l’élection présidentielle. Lorsque John Kerry s’est rendu en Afghanistan au mois d’août 2014, Hasht-e Subh, le journal de Hérat, a souligné le rôle qu’il a joué dans la médiation entre Ghani et Abdullah Abdullah, déclarant que son action politique a évité une « explosion » (monfajer) politique et ethnique à l’intérieur du pays.
JOHN KERRY DÉCISIF
Au contraire, ceux qui ont une opinion négative concernant l’influence étrangère insistent sur ses conséquences tragiques, parmi lesquelles on peut mentionner le manque de légitimité des institutions afghanes et les victimes collatérales des opérations militaires conduites par l’OTAN. Dans l’histoire du pays, le soutien de l’étranger a d’ailleurs coûté la vie à un certain nombre de dirigeants afghans, comme le roi Shah Shuja Durrani, qui a été assassiné, en 1842, parce qu’il a été placé sur le trône par les Britanniques. Il a ensuite été accusé d’être le serviteur d’une puissance étrangère. Le président sortant Hamid Karzaï, pour éviter un destin similaire, a opéré un revirement politique dans la dernière année de sa présidence. Il s’efforce d’apparaître comme une personnalité politique indépendante pour récuser les critiques le présentant comme une marionnette américaine. En 2013, le refus de Karzaï de signer l’accord de partenariat stratégique États-Unis-Afghanistan (SPA, qui permet la présence d’un nombre limité de troupes américaines à des fins de formation) a été perçu comme un moyen de se distancer des États-Unis, dans le but de garantir sa propre survie après la fin de son mandat présidentiel. En outre, Karzaï a récemment commencé à utiliser une rhétorique diplomatique anti-américaine qui n’est pas sans rappeler les déclarations des dirigeants de la République islamique d’Iran. Il inscrit ainsi son nouveau positionnement diplomatique dans le cadre du grand récit islamiste qui présente la politique étrangère américaine dans la région comme une « guerre psychologique » contre les États musulmans.